Votre poème La coquille de noix fait maintenant 350 pages, est-ce bien raisonnable?
Je pense que oui. N'oublions pas que c'est un poème en prose, pas en vers. Cela dit, le poème a maintenant atteint sa limite dans sa configuration actuelle. Ou plutôt une de ses limites possibles. Car étant donné la richesse de son contenu et les potentialités qu'il porte encore en lui dans sa cale, il pourait grossir encore, mais en basculant clairement dans une autre dimension, qui est probablement celle du "grand poème du capitaine", dont ma fable en quête de sa morale, comme vous le savez, n'est que la feuille de route, voire une ébauche aux yeux du capitaine.
Votre poème, du fait de sa taille et de la présence d'un personnage central, ne trahit-il pas l'esprit pongien d'origine qui présida à sa création?
Il est difficile de répondre à cette question. En terme de longueur, j'ai conscience d'écrire l'équivalent de sa Figue sèche et molle, tout en sachant que mon poème est différent du sien en ce sens qu'il n'est pas un regroupement exhaustif de tous les brouillons remâchant sans cesse les mêmes images, analogies et figures, même si, à l'arrivée, aux yeux de son personnage central, à qui il est aussi destiné à la lecture, il pourrait être cela: un brouillon à corriger ou à poursuivre, puisque mon poème joue avec cette problématique du basculement, du fait de la houle et des vagues, et du fait de son basculement éventuel et possible dans le poème du capitaine. Mais pour moi, bien sûr, et peut-être aussi pour le capitaine, nous ne savons pas, ce poème sera bien un poème achevé. Un poème achevé très ambigu, mais un poème achevé. Ou une phase achevée dans le processus d'écriture du grand poème du capitaine que je n'écrirai peut-être jamais. Pour en revenir à Ponge, je ne le trahis pas en ce sens que je manipule et étudie mon objet tout le long du poème. Et ce poème possède aussi ses images et ses analogies récurrentes. Par ailleurs, cette fable est bien en quête d'une morale précise qui a pour vocation d'être celle de son objet, propre à son objet d'étude et émanant de lui. Je recherche dans cette fable la morale propre à la coquille de noix. Le capitaine n'est qu'une figure allégorique symbolisant le retour du personnage en poésie. Nous savons assez peu de choses sur lui, et le poème ne donne lieu à aucune intrigue et à aucune action précise. Ce qui rend très difficile la quête et la découverte de la morale de la fable au sens traditionnel du terme, comme vous pouvez l'imaginer. L'esprit pongien préside. Seulement, mon objet d'étude est la coquille de noix, la coquille de noix peut être un vaisseau pris dans la tempête (en l'occurrence une goélette, par ailleurs femme du goéland), et, donc, un capitaine peut être présent à bord du poème. Bien sûr, tout cela est rendu possible par le fait que la coquille de noix est aussi une métaphore à la base, une métaphore éculée, juste et pertinente, qui donne sa direction générale au poème. C'est cela qui fait en partie l'originalité du poème, c'est cela qui fait que je suis à la fois amené à respecter et à trahir le maître. Le thème de la relation du disciple au maître est d'ailleurs un thème présent parmi d'autres. Dans ce poème, j'incarne en tant qu'auteur aussi bien la figure du disciple que la figure, sinon du maître, du moins du prescripteur. Cela dit, le capitaine de ma fable est un homme mûr qui sait ce qu'il veut, et qui ne respectera pas forcément ma feuille de route dans tous ses détails, ce dont j'ai parfaitement conscience en écrivant ce poème. Bref, il semble que le capitaine doive prendre tôt ou tard mon relais et se servir de mon poème comme feuille de route ou comme canevas à poursuivre. Il semble que nous tissions à deux une tapisserie intitulée La coquille de noix, que le capitaine voudrait encore agrandir à sa façon.
Tout cela, n'est-il pas un peu confus?
Non, non, vous verrez, cela se lit comme un roman, cela passe comme une lettre à la poste et comme une bouteille à la mer! C'est un poème, un vrai poème, le poème maritime probablement le plus ambitieux jamais écrit depuis Homère et Camoens. L'Odyssée aussi se lit comme un roman, mais cela reste un poème. Ce n'est pas un roman, et mon poème encore moins. D'ailleurs, ce qui est fascinant avec La coquille de noix, c'est aussi le fait que malgré l'absence d'intrigue et d'action, le ton épique puisse surgir au fil du poème. Plus on avance dans le poème, plus le ton épique grossit et devient palpable.
Si je vous entends bien, la fable est en quête de la morale propre à son objet d'étude, mais son principal personnage, lui, fait régner la morale en général sur le pont de la goélette, donc sur le pont de la coquille de noix. C'est bien ça?
Oui, c'est bien ça, sachant que le capitaine s'est peut-être tiré avec la femme du goéland sur la Manche! N'oublions pas que l'épouse légitime du capitaine, c'est avant tout la mer. Vous voyez, il n'y a pas que les albatros qui souffrent!
En effet, cela commence à sentir le soufre en haute mer. Le capitaine, est-il le seul personnage de ce poème?
Le soufre et le souffle. Oui, la goélette trompe le goéland avec le capitaine. Et la Manche n'est pas très contente, apparemment. Je vois, Delphine, que vous comprenez vite les affaires de coeur! N'oublions pas d'abord que le principal personnage de ce poème reste la coquille de noix, et que dans un sens, dans ce poème, le capitaine ne vient qu'en second dans la hiérarchie régnant à bord de la fable. Quand la fable parle de la goélette prise dans la tempête, mettant en scène la figure du capitaine, le poème fait aussi allusion aux autres membres d'équipage. Seulement, les informations données concernant les autres matelots restent encore plus vagues et sommaires que celles concernant le capitaine. Mais la notion d'équipage reste très présente dans le poème. Le capitaine s'applique à faire régner la morale sur le pont, ce qui explique les libertés qu'il semble vouloir prendre la nuit, assis aux commandes du secrétaire à battant de sa cabine, lorsqu'il travaille à l'écriture de son grand poème sous la faible lueur d'une chandelle. Car le capitaine s'interdit de travailler à son poème le jour. La marche de la goélette occupe alors le plus clair de son temps. Il s'interdit en tout cas de toucher à son manuscrit. Il peut prendre des notes, bouquiner les auteurs anciens, écouter ses matelots, réfléchir à son poème sur le pont, mais il s'interdit de travailler la pâte pour de bon. Il se réserve ce plaisir pour la soirée et la nuit. Sa séance d'écriture terminée, il monte sur le pont faire une dernière flânerie sous les étoiles pour voir si tout va bien, puis il part se coucher. Enfin, il en sera ainsi si sa goélette sort indemne de sa traversée très houleuse de la Manche!
Ce poème, est-il la figure de proue de votre recueil de fables à venir?
On peut voir les choses comme ça. Ce poème devait faire partie de mon recueil de fables et être plus court. Il a changé en devenant ce qu'il est devenu, en explorant et en exploitant les potentialités qu'il portait en lui. Il ne peut plus être inséré dans mon recueil de fables, qui est, il est vrai, une arche de Noé à sa façon. Cette fable se présente au départ comme une fable en quête de sa morale, mais cette fable tourne vite au poème. La morale reste introuvable faute d'intrigue et de personnages interagissant entre eux pour la faire accoucher, et faute d'un poète réellement désireux de la trouver. Cette morale reste aussi mystérieuse que le contenu réel du grand poème du capitaine, dont nous ne pouvons rien lire, et que nous ne pouvons qu'imaginer, et ici j'ai suivi à la lettre un conseil de Borges. Il reviendra au lecteur de décider en son âme et conscience s'il doit essayer ou non de dénicher une morale propre à cette fable. Pour lire des fables classiques et un certain nombre de morales claires et nettes, le lecteur devra lire mon recueil de fables. Dans cette longue fable, je ne donne pas l'ordre au capitaine d'écrire un grand poème indifférent à la morale, mais c'est vers cela tout de même que mon poème se dirige en toute connaissance de cause, sans que l'on sache jamais si la goélette du capitaine fait naufrage ou non dans la Manche, ou ailleurs, naufrage qui pourrait l'empêcher de commencer d'écrire son grand poème (si la goélette est toujours présente dans la Manche) ou qui pourrait mettre un terme (définitif ou provisoire) à l'écriture de son grand poème (si ce naufrage a lieu ailleurs, par exemple du côté de l'île de Pâques). Vous me suivez toujours, Delphine?
Les choses semblent s'éclaircir peu à peu!
Tout s'éclaircira quand vous pourrez devenir mousse!