Prêt pour nous parler du haïku? Mais avant de commencer cet entretien, j'aimerais bien avoir quelques graines à me mettre sous la dent!
Vous avez raison, Delphine, je crois que le mieux est de commencer d'emblée cet entretien par une courte série de haïkus. Quitte à faire, autant respecter l'esprit même du haïku, et vous faire lire des haïkus de fraîche date, les haïkus les plus frais, ceux qui m'ont été inspirés par ces derniers jours, par la fin du mois de février et par ce début mars: par la veille du dernier jour de février, par le dernier jour de février et par cette première matinée du mois de mars. Ils constitueront un bon point de départ pour notre discussion et vous donneront des billes pour aiguiller vos questions. Voici la moisson de ces trois derniers jours! Aussi fraîche que du poisson ruisselant vendu à la criée sur le Vieux Port de Marseille!
Le bain d'oiseau
Une couche de glace
Un miroir d'eau claire
L'oiseau peut se baigner
Et faire du patin à glace
En même temps!
Le nid d'oiseau
Reste posé par terre
Dans la bûche creuse
Le soleil, la lune,
La terre, suis-je inclus
Dans leur conciliabule?
Le fil barbelé
Paralysé, anesthésié
Par la glace
Le bruit de la tronçonneuse
Etouffé par ma décision
De faire demi-tour
Le chien veut jouer
Et faire le fou
Je dois ménager mon dos
Le grand aulne bordeaux,
C'est en fait une cépée
Qui se détache d'un tronc
Des glaçons à s'en lécher
Les babines le long
Des brindilles du ruisseau
Pas de canon à neige,
Mais le canon à engrais,
Lui, fait le boulot!
Cette pleine lune
Profite de la fin du jour
Dans le ciel bleu
Cette lune blanche
Doit faire le régal
De l'écureuil assis
L'écureuil est si près
De l'astre qu'il en oublie
Les petites boules
Le chien attend
Que j'allume la lumière
Pour descendre
Le chien attend
Que j'allume la lumière
Pour descendre l'escalier
Le chien attend patiemment
Que j'allume la lumière
De l'escalier pour descendre
Le chien descend quand
La lumière de l'escalier
S'allume
Dernier jour de février.
Le gel partial, a-t-il fauché
Le mimosa dans son élan?
Rien de spécial au portail:
On peut retourner à la grangette
La conscience tranquille
Le chien attend patiemment
Que je brise la glace du baquet
Pour boire
La mésange à la pointe
De la taupière en spirale
Attend sagement son tour
Le plus gros flocon
Prend de la hauteur:
La grande aigrette blanche
Le plus gros flocon
N'hésite pas à braver
La chute de neige
Année bissextile.
Le vingt-neuf février
Emporté par le vent?
Les moineaux dans la mangeoire?
Les moineaux bavardant
La bouche pleine?
Des Romains en bons termes
Taillant le bout de gras
Dans le bassin
Le salon, caldarium
Le couloir, tepidarium
La chambre, frigidarium
L'abreuvoir du pré,
Je ne vais pas m'en plaindre,
Bat déjà son plein!
Visite de la plantation
D'églantiers d'un producteur
De cynorhodons!
Non, intrusion au pays
Des ronces, des rosiers
Et des épines noires
Couinements de souris
Dans le poirier d'ornement
Traversé par le vent
Il pleut, le vent souffle
Je termine la lecture
D'un livre de Bachelard
Ce matin, le soleil
Brille où la lune brillait
Avant-hier soir
Les rayons du soleil
Fouillent les recoins obscurs
De la grangette
Le soleil, caché
Derrière un nuage,
Joue à la courte paille
Comme de bien entendu,
Je n'ai pas à briser la glace
Ce matin: premier mars
Cela tombe bien, vous parlez de la lune!
C'est un peu le fruit du hasard, car en cette saison, j'en parle en fait assez peu, sauf quand elle brille en plein jour. Le traitement de la lune, la relation à l'astre lunaire, constituent en effet une figure obligée du haïku. Je crois même qu'on peut parler de personnage à son égard, de personnage central, et elle partage ce point commun avec un autre personnage important de tout recueil de haïkus: l'épouvantail. L'habitat de nos latitudes ne permet pas vraiment de faire entrer la lune dans la maison, et encore moins, bien sûr, la lune d'hiver. Je n'ai d'ailleurs pas toujours le réflexe d'y prêter attention. Je pense que l'habitat japonais des siècles passés permettait à la lune d'entrer dans la maison en toute saison, même en hiver. Ce qui explique en partie l'omniprésence de la lune dans les haïkus japonais. La lune est souvent une lune nocturne, une lune classique dans les haïkus. L'avantage de l'hiver par rapport aux autres saisons, c'est qu'il met en valeur la lune diurne, notamment les jours de grand ciel bleu ensoleillé. On peut parfois voir ensemble le soleil et la lune, notamment en fin d'après-midi, quand le soleil commence à se coucher. C'est un marqueur de la saison hivernale, de la belle journée hivernale, cette claire vision des deux astres dans le même ciel, cette sensation visuelle et physique, claire et décapante, d'être bien en présence d'un trio: le soleil, la lune et la Terre. On a comme l'impression que le soleil, la lune et la Terre s'adonnent dans le ciel à un conciliabule. Sur ce thème de la lune absente des soirées hivernales calfeutrées, j'ai d'ailleurs écrit un haïku sur le ton du "regret souriant", cher à Gaston Bachelard:
La lune d'hiver, la nuit.
La taupe et moi devant,
Logés à la même enseigne!
Il est intéressant de noter que cette omniprésence de la lune n'a pas son pendant solaire! Le soleil est très peu présent dans le haïku! Les haïkus d'été préfèrent en général évoquer la chaleur plutôt que le soleil. Le soleil est le grand absent et le grand perdant du haïku! Le grand oublié! Le soleil est boudé au pays du soleil levant! Il faut y voir une victoire de la douceur de la lumière lunaire! Le triomphe du clair de lune! De la féminité lunaire, de la discrétion lunaire! Peut-être que mon ami Pierrot écrivait lui aussi des haïkus! Vous savez que le haïku affectionne l'humour et la dérision. Cela pourrait faire un haïku: Peut-être que mon ami/Pierrot écrit lui aussi/des haïkus!7/7/3! 17 syllabes!
Au-delà de la courte séquence originale sur l'attente du chien au sommet de l'escalier, ce qui me frappe dans la série que nous venons de lire, c'est le souci de logique et de continuité, d'enchaînement logique des haïkus.
Vous avez raison, Delphine. Je n'écris pas des haïkus, je compose un recueil de haïkus, ce qui n'est pas exactement la même chose. J'écris bien sûr des haïkus individuels, existant par eux-mêmes, tentant de vibrer par eux-mêmes, mais j'attache aussi une grande importance à l'enchaînement de mes haïkus, et j'essaie de respecter la réalité vécue, la réalité de ce que chaque journée me donne, sur le mode de la tenue d'un journal si vous voulez. Evidemment, je choisis, je sélectionne mes sujets et mes instants, et je suis dépendant de ce que je fais de mes journées, du choix de mes sorties et de mes promenades. Parfois, j'ai du mal à condenser en trois vers et en une vingtaine de syllabes ce que je cherche à exprimer. Quand c'est le cas, j'écris deux haïkus qui s'enchaînent. Dans la série que nous venons de lire, on peut voir un exemple de cela avec le passage sur les moineaux dans la mangeoire. Le haïku individuel essaie de saisir l'instant présent, une impression fugitive, "ce qui arrive en tel lieu, à tel moment", pour reprendre l'expression de Bashô, mais j'essaie de soigner l'enchaînement des vers et des images, des instants et des impressions. J'écris bien un recueil des quatre saisons, mais j'écris aussi un recueil des différentes heures de la journée. J'essaie chaque jour de faire une moisson quotidienne de quelques haïkus. Et j'essaie d'écrire des séries cohérentes et harmonieuses.
Une saison vous inspire-t-elle plus que les autres?
Je dois avouer, qu'en terme de quantité, l'automne m'a inspiré plus de haïkus que l'hiver. Mais cela tient surtout, je crois, à la géographie, à la région dans laquelle je vis. S'il tombait de la neige en grande quantité, l'hiver m'inspirerait autant que l'automne, mais, hélas, je vis dans une région où il y a rarement de la neige, même en hiver. Or, il va sans dire que la neige est l'élément primordial de la saison hivernale, l'élément naturel qui lui donne son caractère le plus net, loin devant le gel, le brouillard, la nudité des arbres, la renaissance des ruisseaux. Je me console comme je peux avec ce que ma région me donne, et ne peux que regretter l'absence de la neige dans mes haïkus d'hiver. Du coup, je cherche des palliatifs à l'absence de neige, et cette recherche de palliatifs à l'absence de neige constitue en soi un moteur et un leitmotiv de mes haïkus d'hiver. D'où la présence bienvenue de la grande aigrette blanche! D'où le plaisir de voir ces clématites lianes qui escaladent et blanchissent les arbustes avec leurs plumets! D'où le plaisir aussi de voir les toupets blancs des chevreuils s'éclipsant dans les bois! Sans parler de mon chien qui m'accompagne partout, qui déboule parfois comme une boule blanche, un début d'avalanche! Par ailleurs, l'hiver est en effet, comme l'été, une saison assez calme, où la nature se repose, endormie. Disons qu'elle est endormie en hiver, et qu'elle paraît l'être en été, la saison par excellence de la sieste. Le haïku requiert un grand sens de l'observation, il cherche à capter les fines nuances, le détail naturaliste qui fait mouche. Dans ce contexte, il est clair que l'automne et le printemps sont plus généreux en menus événements, en fines variations, en nuances, en progressions ou en déclins infimes, en changements minuscules, que l'hiver et l'été. Mais cela dépend aussi, je pense, du lieu où l'on habite. Si j'habitais dans une petite maison en Bretagne, au bord de la mer, au plus près des tempêtes, peut-être que l'hiver serait plus généreux que l'automne et le printemps.
Entrez-vous dans le détail précis des mois et des jours?Nommez-vous les mois de l'année dans vos haïkus?
Jack Kerouac aimait bien noter le mois de l'année dans ses haïkus. Les poètes japonais, eux, évitent clairement de nommer le mois de l'année. Il m'arrive de le nommer, mais c'est assez rare. Je peux me permettre de noter parfois le mois de l'année dans un haïku car mon recueil est assez riche et plantureux. Ce détail temporel un peu lourd, mais utile pour baliser le déroulement des saisons, est vite emporté dans le flot des haïkus suivants. Il faut essayer d'avoir une raison bien précise pour nommer le mois ou le jour de l'année. Pareil pour le jour de la semaine. Il ne faut pas abuser de la précision temporelle dans le haïku. Il vaut mieux rester vague, et s'en tenir aux moments de la journée et au mot de saison.
Usez-vous de manière régulière du fameux "mot de saison" qui forme la clé de voûte du haïku, comme le "mot pivot" tend à former sa pierre angulaire?
Il faut d'abord s'entendre sur ce qu'est le "mot de saison". Au sens étroit du terme, le mot de saison est clairement la mention de la saison elle-même dans le haïku: vent d'hiver, lune de printemps, matinée d'automne... Au sens large, le mot de saison peut être la neige pour l'hiver, la fleur de prunier pour le printemps ou le melon pour l'été. Au sens large, le mot de saison est donc un peu une métonymie ou une synecdoque. Comme j'écris vraiment un recueil des quatre saisons, je n'ai pas besoin d'inclure un mot de saison dans chaque haïku. Le lecteur sait à tout moment dans quelle saison il se trouve, sauf quand les saisons brouillent elles-mêmes les pistes et les repères à cause des périodes de transition et de passage d'une saison à l'autre: début décembre, début mars, début juin et début septembre sont des périodes troubles de l'année où les saisons voisines se mélangent un peu, et il va sans dire que le devoir du poète est de rendre palpable cette réalité. Cette réalité pourrait d'ailleurs nous amener à reconnaître que l'année comporte 8 saisons! Voire neuf, car l'été indien qui se prolonge en octobre n'est pas exactement l'automne qui débute en septembre, voire fin juin! On peut ainsi battre les Japonais à leur propre jeu! Eux pensent que l'année se divise en cinq saisons au lieu de quatre. Ils intercalent une petite saison festive autour de Noël et du jour de l'an, ce qui revient en gros à intercaler une minuscule saison en fin d'année entre la fin de l'automne et le début de l'hiver. Ils aiment aussi distinguer en été la période pluvieuse de la mousson japonaise. Le mot de saison au sens large du terme, on est plus ou moins obligé de l'utiliser souvent. Quant au mot de saison au sens étroit du terme, je crois qu'il est nécessaire de rappeler de temps en temps le nom de la saison dans certains haïkus afin de respecter l'esprit même du haïku, mais il n'est pas besoin d'abuser du mot printemps au printemps ou du mot hiver en hiver. Le mot de saison est très important, car c'est lui qui maintient le haïku dans les clous! Le haïku n'est pas un tercet comme un autre. Le haïku est fait pour évoquer le monde naturel. Il n'est pas fait pour s'égarer dans les voies de la pensée et de l'abstraction. Il existe d'autres formes poétiques pour cela. Quant au "mot pivot", c'est une tout autre histoire et une tout autre paire de manches!
Dites-nous tout! D'abord, qu'est-ce exactement que le "mot pivot" du haïku?
Paul Claudel, dans L'Oiseau noir dans le soleil levant, dans son texte consacré au théâtre Nô, cite un auteur anglais qui en donne une définition assez précise. Mais avant de la retranscrire ici, reproduisons une phrase de Claudel au sujet de la langue japonaise, qui est éclairante elle aussi:
La langue japonaise permet ces longues guirlandes de phrases ou plutôt cette étoffe homogène et sans ponctuation du discours, où le même mot peut servir à la fois de complément et de sujet, et qui fait une seule chose avec des plis de tout un carré d'images et d'idées.
Quant au "mot pivot", voici ce qu'a écrit un japoniste anglais de la fin du dix-neuvième siècle:
Le mot pivot est un mot à deux significations qui a le rôle d'une espèce de gond sur lequel tournent deux portes de sorte que la première partie de la phrase poétique n'a pas logiquement de fin et la seconde pas logiquement de commencement. Elles s'interpénètrent et la phrase n'a pas de construction possible. Pour l'Européen, c'est un comble d'ingéniosité perverse. Mais en réalité, l'impression produite par ces vers amalgamés est délicieuse; ils passent devant le lecteur comme une série de tableaux qui fondent, vagues, gracieux et suggestifs. (Chamberlain, La poésie classique des Japonais)
Un exemple type de mot pivot japonais?
L'exemple le plus souvent cité en la matière est le mot "Matsu" qui signifie à la fois "pin" et "attente". On sait que chez les asiatiques, chez les Chinois et les Japonais, le pin fait partie des symboles de la longévité terrestre comme la grue et le chrysanthème. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que chez les poètes japonais, certains mots pivots étaient en fait des tartes à la crème, et revenaient sans cesse. Ils étaient une convention poétique comme chez nous la rime. Comme on peut le voir, l'équivalent français du mot pivot japonais, c'est le mot qui possède plusieurs sens, le mot polysémique. Un autre équivalent français du mot pivot japonais pourrait être l'homonyme. Au sens large, le mot pivot est juste un mot polysémique qui ouvre une porte supplémentaire, tandis qu'au sens étroit, il forme le gond d'une porte, et doit faire office de complément et de sujet dans le poème. Que devons-nous retenir de ces deux citations? La première chose à retenir, c'est que, pour respecter l'esprit du haïku japonais, il faut limiter la ponctuation au strict minimum, voire l'abolir. La seconde chose, c'est qu'il est possible d'inclure dans les haïkus des mots pivots, pouvant notamment faire office de complément et de sujet.
Ce que vous ne faites pas...
Non, pas pour le moment. J'essaie de temps en temps, mais je vois bien qu'il entre dans cet exercice une part d'artificialité. Il est difficile de faire coïncider ensemble, quand l'esprit n'est pas habitué à cet exercice, spontanéité de l'impression, de l'expression de l'image et de l'idée, et usage du mot pivot. Par exemple, trotte dans mon esprit cette image d'une "bousculade de feuilles mortes autour d'une flaque de boue", avec le mot bousculade renvoyant aussi à l'idée de boue, pouvant servir de mot pivot, mais cette image est venue à mon esprit en songeant au mot pivot et à des feuilles mortes autour d'une flaque de boue, elle n'est pas venue à l'esprit spontanément devant une flaque de boue. On commence alors à entrer dans le domaine de la composition sophistiquée, faisant travailler l'esprit, la mémoire et la réflexion. Voire l'imagination. En fait, Delphine, vous exagérez quand vous dites que le mot pivot tend à former la pierre angulaire du haïku. Le mot pivot peut être présent dans certains haïkus, mais ce n'est pas une nécessité de l'inclure dans les haïkus. Disons qu'il y fait office de plus et de bonus. Il est surtout une survivance du tanka. C'est dans le tanka qu'il frétille le mieux et qu'il est le plus à sa place. Quant à la ponctuation que j'utilise, elle est fluctuante pour le moment. Cela dépend des jours, des sujets, des haïkus et de mon humeur. Je n'ai pas tranché cette question. Qu'est-ce qui est le plus flottant à votre avis: une absence de ponctuation ou une ponctuation fluctuante? Ce qui est sûr, en revanche, c'est que chaque vers doit commencer par une majuscule. C'est une simple question de respect, mais aussi d'esthétique.
Donc, pas de mots pivots...
Je ne cherche pas à inclure des mots pivots dans mes haïkus. Pour l'instant, j'ignore le "mot pivot". Je connais un peu la poésie japonaise, et je sais que le mot pivot est important dans cette poésie où les poèmes sont très courts. Il a pour fonction d'introduire l'ambivalence dans des poèmes très courts. L'ambivalence et le double sens, voire le triple sens, plutôt que l'ambiguïté, l'ambivalence au sens large, pas au sens étroit d'opposition des contraires. Le mot pivot est très présent dans le tanka, le poème court japonais qui fait aussi office de poème amoureux, et dans le haïku, notamment dans les haïkus de jeunesse de Bashô. Dans le renga, dans le poème lié ou chaîné, le mot pivot peut être inclus aussi, mais il sera beaucoup moins effectif et nécessaire. Ce qui compte dans le poème lié, c'est la reprise, le rebond qui s'opère de verset à verset, et, de fait, la déviation est portée par le verset et le vers plutôt que par le mot ou le mot pivot. Je ne connais pas du tout la langue japonaise, et, du coup, il m'est difficile d'apprécier ce travail de Bashô et des poètes du tanka, le degré de facilité ou de difficulté qu'impliquait pour eux l'inclusion du mot pivot dans le poème. Les poétesses du tanka incluaient même parfois plusieurs mots pivots dans un seul tanka! Rappelons ici qu'un tanka, ce n'est que 31 syllabes formant cinq vers, un tercet suivi d'un distique. Rappelons aussi que le renga n'est qu'une chaîne plus ou moins longue de tankas écrite à quatre mains ou à plusieurs mains, et que le haïku était à l'origine la première strophe de trois vers d'un renga. Ce que je sais en revanche, en tant que praticien français du haïku écrivant des haïkus en français, c'est que l'inclusion d'un mot pivot est très difficile dans notre langue. Elle fait vraiment basculer l'écriture du haïku dans le domaine, je dirais presque, de la préciosité. Il faut donc se méfier, être très prudent. Cela dit, il est clair que cette technique ouvre aussi des possibilités intéressantes, car, chez nous, le jeu de mots existe bien sûr, mais une poésie raffinée faisant usage du mot pivot n'existe pas encore. Il ne faut pas confondre raffinement et préciosité!
Je ne comprends pas...
Soyons clairs: le haïku cherche à saisir un instant, à capter en vol et à saisir sur le papier un événement éphémère ou fugace, ou une impression éphémère ou fugace. Un recueil de haïkus, c'est une suite de petits tableaux d'impressions et d'images fugitives. De fait, son écriture doit conserver un certain degré de spontanéité pour coller à la réalité perçue et vécue. Ce degré de spontanéité autorise cependant le travail de composition, à condition que ce travail de composition ne trahisse pas l'instant vécu, la chose perçue. J'essaie de trouver tout de suite, de saisir tout de suite, la bonne formulation. Mais je sais aussi que quand je me relis, je me corrige parfois. Je sais que certains haïkus seront éliminés, et d'autres modifiés, quand je relirai et fignolerai l'ensemble du cycle saisonnier. Je dis cela car j'ai déjà retravaillé un peu cet automne le premier cycle de haïkus, ébauché et incomplet, qui ouvrira mon recueil du Brahmapoutre. Actuellement, je ne me relis pas au-delà des quelques jours qui précèdent. Et je me contente d'écrire des haïkus d'hiver pour respecter la saison et le temps présent. La composition du haïku se fait donc en deux temps: il y a le temps de la composition première, immédiate, instantanée, au jour le jour, qui respecte le moment, la chose perçue, le temps présent, la saison, et il y a le temps de la relecture et du fignolage qui permet de retoucher les haïkus les plus faibles. Bashô retravaillait aussi ses haïkus, et il ne faut pas s'en étonner. C'est bizarre, mais c'est vrai que le bon mot, le mot juste, ne vient pas forcément à l'esprit en premier, même lorsqu'on s'exprime oralement dans le langage courant et ordinaire. Ce qui est quand même très étrange quand on y songe. Et il en va de même pour la formulation du haïku. Si j'ignore le mot pivot, c'est parce que l'obligation d'inclusion d'un mot pivot tend dans notre langue à trahir le moment vécu et la spontanéité de l'expression. On commence à entrer dans l'oeuvre d'imagination et de réflexion. Dans la composition sophistiquée, voire précieuse ou baroque, déconnectée de toute spontanéité.
Donc, jamais de mot pivot?
Il ne faut jamais dire jamais, Delphine, car, parfois, l'homonymie peut se présenter à vous naturellement, de manière spontanée, et même, je viens d'en faire l'expérience, la double homonymie! Quand on écrit des haïkus, on cherche à saisir, à graver l'instant éphémère, pour le rendre impérissable dans un petit fragment poétique. Ce qui se passe dans la réalité, c'est que l'instant est parfois extrait de l'habitude. Le haïku peut aussi, de manière assez paradoxale, rendre éphémère ce qui relève en fait de la routine et de l'habitude. Le haïku peut faire deux choses: saisir l'instant original ou transcender l'habitude en l'élevant au rang d'instant original, instant original qui dans la vraie vie se répète souvent, mais que le haïku cristallise en un moment unique. J'ai l'habitude quand je me promène avec mon chien de le caresser assez souvent, et notamment, tôt ou tard, de le coucher sur le flanc dans l'herbe, et de lui pétrir l'autre flanc avec mes deux mains. Ces derniers jours, j'ai fait un haïku de cette petite habitude, qui fait partie de notre rituel de promenade, en songeant au boulanger. Le voici:
Je pétris la pâte en rêve
Je pétris le flanc du chien
Dans l'herbe de mai
Je pétris les flancs de mon chien en toute saison, mais le hasard a voulu que cette habitude devienne un haïku d'hiver. Cet automne, l'idée de faire un haïku de cette habitude ne m'est pas venue à l'esprit. Or, en écrivant ce haïku, j'ai vite compris que si j'en situais l'action au mois de mai, je ferais coup double avec un mot pivot. Et même coup triple avec la pâte du pain et la patte du chien. On connaît la maie en bois du boulanger où est pétrie la pâte. Ce haïku renvoie à deux univers différents qui sont comme fondus ensemble en trois vers, grâce au verbe pétrir et à la présence des deux mots pivots. Le monde de la boulange et de la pâte à pain (par ailleurs blanche comme mon chien) appelée à gonfler et à lever fait écho à la verdure du pré printanier qui gonfle elle aussi en mai en vue de la période des foins, de la fauche de juin ou juillet.
Je sais ce que vous pourriez faire! Utiliser les mots pivots dans les haïkus censés décrire ces périodes troubles et intermédiaires où deux saisons se mélangent et se passent le relais!Et ne pas les utiliser pendant les périodes saisonnières normales, dénuées d'ambiguïté saisonnière!
Vous m'épatez, Delphine! Si vous continuez comme ça, bientôt, on pourra écrire ensemble des rengas! Il est grand temps que poètes et poétesses écrivent ensemble des rengas! Ici, s'agissant de ce haïku, il est intéressant de noter autre chose, un autre menu fait: j'ai triché! J'ai composé en février un haïku du mois de mai! Afin que ce haïku puisse bénéficier d'un mot pivot supplémentaire, d'une paire de mots pivots! Je respecte la réalité des jours vécus, je respecte ce que les jours me donnent, mais il m'arrive parfois de composer des haïkus des trois autres saisons. J'ai composé par exemple cet automne des haïkus de printemps, ceux qui formeront les haïkus de printemps du premier cycle ébauché, incomplet, du Brahmapoutre, cycle incomplet de trois saisons: automne, hiver et printemps. Mais ça, c'est un secret, Delphine! Motus et bouche cousue!
Vous composez des haïkus en puisant dans vos souvenirs!
Cela peut arriver, mais cela ne concerne qu'une infime minorité de haïkus. Pour en finir avec le mot pivot, je ne dis pas que je n'essaierai jamais d'écrire des haïkus contenant des mots pivots. Je dis simplement que ce n'est pas une priorité pour moi dans ce recueil. Quand les mots pivots se présenteront d'eux-mêmes, soit dans un travail d'écriture immédiate, soit dans un travail de relecture et de fignolage, je pourrai les intégrer. Mais je ne fais pas du mot pivot une obligation. Cependant, c'est vrai, il serait intéressant que mon recueil organise et orchestre une progression dans ce sens. Il serait intéressant de conclure ce cycle saisonnier complet avec des haïkus d'été qui feraient une large place au mot pivot, en guise d'apothéose. Je me verrais assez bien cet été suant comme une baleine sur des mots pivots estivaux!
La langue française, peut-elle offrir d'autres ressources pour créer des mots pivots?
Ce qui peut aussi faire office de réservoir de mots pivots dans la langue française, c'est la langue des oiseaux: les mots qui peuvent se décomposer en plusieurs mots comme "étrange" et "être ange" ou "chaleureux" et "châle heureux"! La terre gît, versée! Et que dire du verbe révéler pouvant donner "rêve ailé"! Problème: en été, on n'entend plus les oiseaux! Les cigales leur clouent le bec! On peut aussi jouer sur les mots que sépare une seule lettre comme "trouer" et "trouver", ou "buée" et "bouée". Le mot pivot à la française reste à explorer... Inclure des mots pivots dans un poème, cela n'a rien à voir, je tiens à le préciser, avec les facéties poétiques et verbales d'un Alphonse Allais.
Concrètement, comment opérez-vous au quotidien pour écrire des haïkus?
Je privilégie les haïkus d'extérieur, mais j'inclus aussi des haïkus d'intérieur. Je vais me promener tous les jours. On ne peut pas rester assis toute la journée, je dois donc faire de l'exercice physique, et la promenade permet à la fois de détendre l'esprit et de satisfaire le corps. Je fais aussi des petites incursions dans le jardin à différentes heures de la journée. Je ne me promène pas avec un carnet à la main. Je me promène et je flâne en essayant d'observer la nature autour de moi, je saisis au passage des petites choses qui peuvent devenir des haïkus. Je les garde en mémoire, je ne cherche pas vraiment à composer le haïku pendant la promenade. Je compose les haïkus en fin d'après-midi ou en début de matinée. Cela dépend de mon humeur, de mon envie. Je note au retour de ma sortie les idées dans un carnet pour ne pas les oublier, puis je compose ensuite. Et je relis aussi un peu les haïkus des jours précédents pour soigner l'enchaînement et la continuité des séries. Il est des jours où je n'ai pas envie d'écrire d'haïkus, où je fais relâche. Il est des jours où je ne saisis rien! Le vallon peut être très, très calme en hiver! Heureusement, les journées sans sont assez rares. Dans les périodes très fécondes, il est quand même préférable d'emporter un carnet avec soi. Il n'est pas agréable de se promener avec la crainte d'oublier une idée ou une image, il peut être stressant de se promener en trimbalant trop de matière dans son esprit. Cela oblige à ressasser les images et les idées pour ne pas les oublier, ce qui peut tourner au calvaire. Le poète n'aime pas oublier en chemin, laisser échapper les petits riens et les menues choses. Cela fait partie de ses devoirs de les respecter et de leur offrir un sort poétique. Au-delà de cinq ou six idées, on court toujours le risque d'oublier quelque chose pour peu que l'esprit reprenne sa liberté et se remette à vagabonder.