La guêpe avait passé la nuit dans un hôtel
Deux ou trois étoiles: un hôtel à insectes
Bricolé par quelque architecte
Ami des abeilles, aimé des Immortels.
Elle aurait aimé dans une alvéole
Pleine de ce miel toutes fleurs
Qui adoucit et rafistole...
Elle était de méchante humeur:
Tard dans la nuit, un bourdon, un noceur,
S'était engouffré dans la cellule voisine...
Et les cloisons des chambres étant assez fines,
La guêpe n'avait rien manqué
Ou presque
Du tintamarresque
Coucher de ce noctambule mal éduqué.
Pire, un bourdonnement prit bientôt la relève,
Sorte de tapage nocturne, j'en ai peur.
Elle avait mal dormi, fait un très mauvais rêve
Sur le matin... Quelle ne fut pas sa stupeur,
Cherchant à tous les étages le réfectoire,
De n'en trouver aucun! Quelle colère noire
Quand elle apprit de la bouche d'un papillon
(L'info fut confirmée par une coccinelle)
Que l'hôtel offrait le gîte, le roupillon,
Pas le couvert, ni la gamelle!
Adieu ô toi, la tartine de pucerons!
Cet hôtel était bien le maillon d'une grande
Chaîne ne servant pas le petit-déjeuner.
Plus tard, quand elle découvrit un bout de viande
Encore frais: un pauvre mulot abîmé
Par un pervers, par un satyre,
Je veux dire par le jeu et la cruauté
D'un sinistre chat sans pitié,
Sans appétit, elle retrouva le sourire.
Et ne perdit pas un instant:
Elle se jeta sur le malheureux cadavre
Offert, débonnaire, par trop obéissant.
La nature (il est normal que cela nous navre
Un peu) n'accorde ni sépulture, ni havre,
Aux victimes de ses crimes et attentats.
Elle ne connaît de tombe que l'estomac:
Le suc digestif y remplace
Le ver grouillant, le temps vérace...
De fait, l'âme ne chôme pas:
La chair encore fraîche, intacte,
Sitôt jouée sans tralala
La dernière scène du dernier acte,
Sitôt rendu le dernier souffle, elle s'en va...
Délicate... N'estimant point la pourriture,
Non plus sa puanteur, ni la panse d'autrui.
Ce n'est pas pour elle la fin de l'aventure
Car ce qu'elle prise, c'est imiter celui
Qui la conduit! C'est imiter le dieu Mercure!
Le dieu qui va et vient entre le val mondain
Et les enfers comme il lui plaît! Un bain
Dans l'au-delà de quelques heures
Ou plusieurs années y musarder à demeure,
Tout cela, c'est divertissement et plaisir
Quand on est une ombre de mulot condamnée
Aux prairies et aux loisirs des Champs-Elysées.
Seules les ombres des hommes peuvent souffrir
Le martyre dans les sombres vallées, gémir
Là-bas longtemps, connaître les supplices.
Les ombres des animaux, elles, atterrissent
Toutes dans le quartier fleuri aux mille délices...
Elles se promènent dans les prés riverains
Des ruisseaux, dans les vallons où elles ravissent
Les ombres rares et clairsemées des humains.
Les dieux se métamorphosent à leur guise...
L'âme change de corps et de tenue, de mise:
Quand son enveloppe charnelle lâche prise,
L'âme n'est jamais vraiment prise par surprise,
Ou prise au dépourvu. La réincarnation
Nouvelle lui fait voir et enfiler en songe
Mille autres corps dans lesquels elle plonge
Par le biais commode de l'imagination.
L'humaine condition
Semble avoir été conçue
Pour cette divine instruction
Dont l'âme n'est jamais déçue.
Mais, ici, le verbe "semble" est on ne peut plus
Pertinent car assez peu d'hommes en pratique
Cultivent la grâce de cette gymnastique
Mentale qui confectionne les vrais élus.
Il suffit de voir les traitements et les crimes
Dont les animaux innocents restent victimes
Pour se rendre compte que j'ai bien sûr raison.
Certains disent que le corps est une prison
Pour l'âme, qu'on soit lion, girafe ou antilope...
Suggérant que l'âme vivrait en détention
Provisoire dans sa temporaire enveloppe...
Attendrait avec fièvre sa libération...
Pour ma part, je ne crois pas à tant de détresse,
Sauf dans certains cas précis d'extrême faiblesse
Physique, sauf dans les cas d'humaine bassesse.
Ce que ce mulot aurait aimé devenir
Dans une autre vie après son trépas? Un Sir
Sans doute! Mais de quelle espèce?
C'est la question qu'ici je laisse
En suspens! En tout cas,
Après les nuits et les entractes,
Après intermèdes, reliefs, autres en-cas,
Sitôt le corps raidi, conformément au pacte,
Homme ou mulot, l'âme s'en va...
Le ciel et ses nues ne l'en blâment:
Elle quitte le corps sans état d'âme...
Et sans payer son écot...
Elle descend sous terre loin des asticots...
Elle s'échappe de scène telle une artiste...
Elle file aussitôt en coulisse...
Elle n'escompte de personne des bravos...
Car où sont les groupies, les aficionados,
De la sage et humble vie du gentil mulot?
Elle abandonne le corps sur les planches...
Ne tombe aucun rideau: samedi ou dimanche,
Le bis? C'est être dévoré tout cru
Par le premier ou le dernier venu.
Aussi, avant que le prédateur ne sévisse
Ou que le charognard ne laisse que les os,
L'âme s'envole, elle s'éclipse
Comme si l'attendaient un autre numéro...
Une autre scène... Un autre tour de piste...
Un autre rôle et déguisement fantaisistes...
S'agissant de notre mulot,
Un long serpent affamé et opportuniste
Le vit et l'engloutit bientôt
Tout entier, goulûment, sans laisser à la guêpe
Le temps de se découper une tendre part.
Un tel manque de savoir-vivre, elle accepte
D'autant moins qu'elle a faim. Elle possède un dard...
Le serpent ne savait qu'il en est de la guêpe
Comme du fameux paparazzi: ce qu'elle veut,
Il faut le lui donner; elle emporte assez peu...
Une fois le morceau entre les mandibules,
Une fois les images sur la pellicule,
Tous les deux dégagent satisfaits et heureux!
Elle aime manger à l'écart, en paix, sans être
Dérangée, la guêpe! Pourquoi donc la soumettre
Au régime de Tantale? Pourquoi ne pas
L'aider plutôt dans son repas?
C'est plus marrant et plus sympa!
Veut-on vraiment dans les parages
D'un Lindbergh? D'un bruit de moteur?
D'un agaçant aviateur
Répétant les atterrissages?
Il peut en cuire si la main
Par inadvertance approche l'arrière-train...
Après la très mauvaise nuit qu'elle a passée,
La nôtre de guêpe est offensée, excédée
Par le comportement peu gracieux du serpent.
Qui sait? Peut-être est-ce le fredon de l'insecte
Qui indiqua le mulot dont il se délecte!
De quoi une bonne déglutition dépend?
Au lieu de s'en aller, à charge
Pour elle de trouver ailleurs
Sa pitance, au lieu de prendre le large,
Bref, de se faire une raison avec aigreur,
La guêpe veut faire comprendre son erreur
Au serpent, se pose derechef sur son crâne.
Elle ne cherche pas chicane
Avec ses ailes, ses membranes:
Elle émet un bourdonnement
Précis pour dire le manque de politesse.
Quelle clarté! Quelle justesse
Dans l'expression du mécontentement!
Elle est douée, habile en ce domaine:
Je ne crois pas que paroles humaines
Exprimeraient mieux ce qu'elle ressent.
Quant au serpent à gorge pleine...
Il déglutit le mulot surdimensionné...
Toujours son gosier se démène...
Très lentement le mulot est acheminé...
Le mensonge serait évident et notoire
Si je glissais un dialogue dans cette histoire:
Le serpent ne peut articuler un seul son...
Bien qu'ayant libéré ses deux mâchoires...
Et à cause du bourdonnement, du basson,
Le serpent ne pourrait entendre la leçon...
D'ailleurs, bien loin de chercher à comprendre
La guêpe (ce que ferait le goupil?),
Bien loin de se relâcher et détendre,
Bien loin de se montrer conciliant et civil
Envers cette satanée guêpe,
De faire amende honorable, de s'excuser
Pour se faire pardonner,
Le serpent cherche à la désarçonner
De sa foutue tête!
Il se contorsionne, claque comme un fouet
Sur le sol! La guêpe ne bouge,
Reste en place comme fileuse à son rouet,
Mais maintenant elle voit rouge!
La fureur la transforme en bataillon!
Elle commence à jouer de son aiguillon
Là où le venin peut faire des ravages!
Partie d'un protocole avant trépanation!
Le serpent fou de rage
Qui manque de s'étrangler
Vu ce qu'il vient de s'envoyer...
Il se débat comme il peut, il saute, il siffle,
Essaie avec sa queue d'asséner une gifle...
Mais il est assez maladroit à ce jeu-là:
D'habitude, quand il veut faire ça,
C'est sa tête qui se renverse,
Qui cherche la queue, pas l'inverse...
Il n'arrive pas à balayer le maudit
Insecte qui ne veut lâcher prise! Il bondit
Encore, rien n'y fait! Mais le salut est proche:
Il entend grincer au loin l'essieu d'un chariot
Et le trot d'un cheval remuant des grelots.
Troquer la guêpe contre la mouche du coche?
Il n'y réfléchit plus à deux fois, le suppôt:
Malgré la douleur atroce qui le dévore,
Il s'extrait du bas-côté; vient placer
Sa tête où la roue cerclée de fer va passer,
Rouler sans hésiter, écraser la pécore...
Tant pis si sa tête doit y laisser
Quelques plumes... Qu'il soit débarrassé
Du harcèlement de la guêpe!
Dont nul ici-bas n'est adepte!
Que la roue avant ou arrière n'ait
Peur de ce méchant insecte qui fait
Mal, et que si peu il connaît.
Acteur d'une mauvaise farce
Ou bien soldat, guerrier, Ajax
Fou furieux se prenant pour Mars,
L'un ou l'autre, que la roue le terrasse
Et l'écrabouille sans retard!
Oui, il faut que la roue fasse de même
Que la guêpe dont le dard
Ne frappe pas au hasard...
Infligeant douleur extrême...
Il délègue à la roue ses yeux
Pour qu'elle vise de son mieux
Sa tête... Il est prêt à jouer sa vie
Sur ce coup: il n'en peut plus de cette ordalie
Par le venin, de cet histrion infernal.
"Tout va dépendre du cheval!
Il peut se cabrer à ma vue! Je terrifie
Aisément sans vouloir! Ce serait l'accident,
La lourde guimbarde renversée sur le flanc...
Plus d'un paysan est mort de cette manière!
Ejecté du siège! Rien que l'année dernière...
J'aurais préféré un cabot
Au cheval ou au chariot!
Un chien fou, jeune, inconscient, intrépide,
C'est suffisant pour faire diversion;
Déloger une guêpe stupide.
Il arrive. Prenons maintenant position.
Oui, là, ici, ça devrait être
Bon! Je te tiens, ton compte est bon!
En charpie, la roue va te mettre!
Faire de la bonne confiture de guêpe!
Et si ce n'est la roue, c'est le sabot
De l'étalon ou le fer à cheval du hongre
Qui fera le sale boulot!
Plutôt dormir en paix au royaume des ombres
Que souffrir en pleine lumière cet enfer.
Nous y sommes!" Ce fut là son dernier éclair
De pensée à deux pas d'une flaque de boue.
S'il fut manqué de peu par les sabots, la roue
Cerclée de fer, elle, lui passa bien dessus;
Roula sur sa tête; cahot moelleux perçu
Sans mal par le roulier qui ne fit qu'une moue.
Conclusion qui moi me secoue.
La guêpe en réchappa
De peu, mais n'oublia pas
De sitôt ce triste trépas
Du serpent et des viscères,
Car si elle était en colère,
Elle ne l'était au point de vouloir la mort
Du serpent! Qui était couleuvre, pas vipère.
Et d'une rivière le beau prince consort
Qui méritait de rester vivant et indemne.
Si au sacrifice suprême
Doit nous mener le désespoir,
Une situation pénible, horrible, extrême,
Forçant à dire adieu au matin comme au soir,
Assurons-nous quand même
Que notre mort ne sera pas
Le résultat d'un coup de tête.
Même Pluton ne nous rendra
La vie! Et Esculape non plus ne pourra.
Pareille mort est toujours un peu bête.
Ce n'est pas parce que mourir idiot
Est ici-bas, hélas, le lot
Réservé à une grande partie des hommes,
Que mourir idiotement soit un moindre mal!
Au contraire, pour l'engeance que nous sommes,
Il n'y a rien de plus tragique et anormal.
Une toute dernière chose:
Si une créature doit être la cause
De ce passage de vie à trépas,
Assurons-nous bien qu'il s'agisse
D'un ennemi mortel; soyons sûr qu'il périsse
Avec nous sans tarder! Nous accompagnera
Dans le ventre de la grosse machine ronde...
Soyons certain que cet ennemi nous tiendra
La main dans l'autre monde...
Présence qui nous réconfortera et ombre
Qui sera là-bas dans l'obscurité profonde
Notre complice et notre premier compagnon
Sur la barque vermoulue de Charon...
Qu'un poète (que l'on doit croire)
Dit calfatée avec nos idées noires...
Bercée par les eaux épaisses de l'Achéron...
Arche de Noé risquant à chaque voyage
Et à chaque instant le naufrage...
Dans un gouffre visqueux, béant...
Car l'ombre conserve la forme
Du corps, mulot, serpent ou homme...
Peut-être le lecteur trouve-t-il malséant
Qu'à la fin d'une fable au dénouement tragique,
Oui, dans le Saint des Saints de la moralité,
Lieu fait pour la solennité
(Ne dirait-on pas que la fiction poétique
Est la vie, avec joies, peines et soubresauts,
Et la moralité finale le tombeau?),
Je me laisse aller à un humour pathétique,
Je fasse feu de bois pourri en plaisantant!
Que je sois excusé car il me semble qu'en
Fin de vie, homme âgé (et alité) qui souffre
Use ses dernières forces et derniers souffles
Pour appeler la mort à son chevet.
Il est un point au-delà duquel tout bascule,
Où c'est la vie qui devient du dégoût l'objet:
Alors, devant la mort, le mortel ne recule
Plus, et la mort est la bienvenue en effet.
L'homme n'a plus peur du gouffre...
Son appel n'est plus de l'esbroufe...
La mort n'est plus à ses yeux
Que sœur aînée: la délivrance.
Ses lèvres la marmonnent avec insistance.
Son esprit la réclame aux cieux.
Il agit bien en cette instance
Comme le serpent vigoureux
Arrivé au point malheureux
Où la mort ne pèse plus lourd dans la balance.