Nous avons longuement parlé, il y a quelque temps de cela déjà, du haïku. Vous écrivez aujourd'hui des tankas. J'aimerais donc que nous parlions aujourd'hui du tanka, forme poétique plus méconnue, en tout cas moins célèbre, moins renommée et moins révérée que le haïku. Le tanka n'est pas devenu à travers le monde, ou du moins à travers le monde occidental, un phénomène de mode et un marqueur bon enfant de l'identité culturelle japonaise, mais ce poème court n'en demeure pas moins le grand frère du haïku et surtout le poème de base de la poésie classique japonaise et de l'expression poétique japonaise.
Vous avez raison de le dire, raison de le souligner. Il est rare quand on regarde un film japonais contemporain de ne pas tomber sur un personnage faisant référence tôt ou tard au haïku! Généralement proposé comme recours, comme voie de secours aux personnes un peu perdues, désaxées et marginalisées, ayant du temps libre devant elles! Malades, convalescents, personnes âgées vivant seules, personnes redécouvrant la solitude après une rupture ou un deuil! Bref, le haïku est souvent présenté dans ces films comme un dérivatif, un remède, plutôt que comme une ascèse ou un art de vivre. Souvent avec un léger brin d'ironie, voire parfois avec un certain sens de la fatalité. Ne désespérons pas, il reste le haïku! Rappelons que le haïku n'est pas un poème, mais un fragment poétique. Pour qu'il y ait poème, il faut qu'il y ait "fabrique" nous diraient les Grecs; il faut qu'il y ait tissage, soit enchaînement des vers, des pensées et des images, des épisodes et des faits, enchaînement et fondu des vers, enchaînement et fondu des images (incluses au compte-goutte à bon escient, point fondamental à signaler qui disqualifie à lui seul une bonne ou plutôt mauvaise partie de la poésie moderne), des pensées et des sentiments. Bref, un poème, ce n'est pas une peinture, c'est une tapisserie! Mallarmé disait que les poèmes s'écrivent avec des mots. C'est vrai bien sûr, mais ils s'écrivent, se tissent surtout avec des vers, des pensées, des images et des sentiments. Il ne s'agit pas seulement de créer une pâte sonore avec des mots, plus ou moins musicale, souvent peu musicale d'ailleurs, il s'agit surtout et avant tout de savoir écrire des vers et composer des poèmes, donc de savoir fondre ensemble les pensées, les images et les sentiments (pour m'en tenir à eux seuls ici) dans des touts cohérents, sensibles, harmonieux et intelligibles, faisant la part belle si possible aussi bien à l'intelligibilité première universelle qu'à l'intelligibilité seconde, fantasmée ou réelle, cachée ou voilée. Le tanka est intéressant, car il est le véritable représentant du poème court dans la tradition poétique japonaise, comme l'épigramme et le madrigal peuvent l'être dans la tradition poétique française. Chez nous, le rondeau, bien que poème court lui aussi, est déjà un peu plus long, et de nature légèrement différente du fait de sa division en trois strophes, du fait aussi de la présence d'un petit refrain charmant qui constitue sa marque de fabrique. Le tanka japonais est une forme poétique intéressante, mais aussi, je dirai, centrale, cardinale, car il est bien (comme chez nous l'épigramme ou le madrigal) l'expression matérielle et physique, la manifestation poétique et verbale du minimum vital en matière de composition poétique dès lors que l'on a l'ambition de vouloir écrire un poème. En deçà du tanka et en deçà de la strophe de quatre vers version épigramme vacharde, on n'est plus dans le poème, on est dans le fragment poétique, que ces fragments soient composés avec soin, art et finesse, de manière délibérée, comme dans le cas du haïku, ou soient des vestiges de poèmes anciens parvenus à nous abîmés, tronqués et troués, comme dans le cas des fameux fragments de Sapho. Vous savez que la poésie japonaise est à la base une poésie qui porte une très grande attention au monde naturel, ce qui est dans les faits le cas de toute grande et véritable poésie. Il me plaît de penser que le haïku est une larve, le tanka une nymphe, et le poème chaîné un imago. Mais cette analogie est fausse, car le véritable imago dans l'affaire, c'est le tanka, et la véritable nymphe en mouvement, en phase de croissance et de métamorphose, le poème chaîné. N'oublions pas que le Japon reste l'île ou l'archipel de la libellule! Le tanka constitue donc le premier stade où il y a poème, où l'on peut à la rigueur parler de poème, car, pour ma part, je suis véritablement sûr et certain qu'il y a poème seulement quand on commence à enchaîner des strophes! C'est à dire un certain nombre de vers, disons au moins une dizaine de vers ou les huit vers d'un huitain chinois divisé en deux quatrains. Disons que les tankas japonais, les quatrains chinois, les épigrammes et madrigaux français sont des vignettes poétiques plutôt que des poèmes. Je reconnais donc l'existence de cinq réalités poétiques fondamentales: le fragment poétique, la vignette poétique (une seule strophe de quatre ou six vers), le poème court (à partir de 8 vers et deux strophes), le poème de longueur moyenne et le poème long. Le huitain chinois est un poème court, le poème en chaîne japonais un poème de moyenne longueur ou un poème long. Ce qu'il y a de bien avec l'épigramme et le madrigal, c'est qu'ils peuvent être en fait de longueur variable et donc fluctuer entre la vignette poétique et le poème court. Les fables de La Fontaine sont souvent des poèmes courts ou des poèmes de moyenne longueur. Les fables d'Esope de Benserade, résumées en un quatrain, sont des vignettes poétiques:
Le rat et la grenouille auprès d'un marécage
S'entretenaient en leur langage:
Le milan fond sur eux,
Et les mange tous deux.
J'adore cette version car elle parle d'un milan plutôt que d'un aigle, suggérant par là que l'aigle royal, lui, ne s'abaisserait pas à un comportement si opportuniste et si mesquin. Seule la poésie japonaise a pratiqué de manière délibérée, a érigé au rang d'art formel l'écriture de fragments poétiques.
Nous avons déjà brièvement évoqué cette problématique lorsque nous nous entretînmes du rondeau, je crois.
Cette métaphore de la libellule pourrait d'ailleurs être poursuivie en effet. On sait que Paul Valéry mettait l'accent sur la fusion de la forme et du fond, du sens et du son. Je considère pour ma part assez fumeuse cette vision des choses. Cette croyance en l'existence d'une adéquation parfaite ou absolue du sens et du son est puérile et naïve. Cette fusion parfaite du sens et du son que Paul Valéry croit entendre ou relever ici ou là est purement imaginaire et arbitraire. C'est une vue de l'esprit, une illusion corroborée par le fait que les choses elles-mêmes sont désignées par des sonorités différentes, arbitraires, dans toutes les langues du monde. Cette théorie est d'autant plus fumeuse que Valéry lui-même, en mettant à raison l'accent sur l'existence possible (voire obligée) des variations poétiques, détruisit lui-même, en partie, sa théorie. Je ne crois pas du tout qu'à un sens donné, une idée donnée, une image donnée, un sentiment donné, correspondent obligatoirement une seule forme poétique donnée ou un seul son ou groupe de sons donné. Je crois au contraire à l'extrême malléabilité formelle et sonore des idées, des images et des sentiments, toutes choses qui constituent la matière et la substance, la chair vive des poèmes. Il est fort possible à partir de la chose vue, de l'événement naturel fortuit qui fournit le sujet et la matière du haïku, d'écrire aussi bien à la place un tanka, voire un rondeau, voire une ballade! Tout dépend de la longueur que l'on veut donner, de la destinée que l'on veut bien accorder à l'élément source, au motif central de son poème. La plupart de mes haïkus pourraient facilement devenir des tankas, et certains de mes tankas des rondeaux! Certains de mes rondeaux des ballades! On nage là dans l'arbitraire absolu. Tout dépend de mon inspiration, de mon seul désir et de ma seule volonté. De mon bon plaisir! Quand je dis à un motif poétique quelconque: "Toi, tu seras un tanka et rien d'autre, un point, c'est tout!" J'agis souvent en tyran, ni plus, ni moins! L'inverse, en revanche, n'est pas forcément vrai. Cette réalité fondamentale opère dans le sens d'un allongement et d'un enrichissement du poème plutôt que dans le sens d'une résorption ou d'un assèchement du poème. Je n'essaierai jamais de transformer mes tankas en haïkus. Mes tankas pourraient en revanche me servir de vivier où aller puiser des sujets pour composer des rondeaux. Je ne le fais pas car, heureusement ou malheureusement pour moi, je ne suis pas en manque de sujets, de motifs, pour l'écriture des rondeaux. Mais je pourrais le faire, et le ferai peut-être un jour, à l'occasion, pour compléter mon recueil de rondeaux, et mettre en lumière et en exergue les passerelles que le poète peut aisément jeter d'une forme poétique à l'autre en partant d'un même motif poétique. Je répète: les motifs poétiques, naturels, les pensées, les sentiments humains et les images poétiques sont flexibles et malléables à l'infini, c'est fondamental de bien comprendre cela. La rigidité du bambou ne vient qu'après... Quelle souplesse lors de la pousse!
Quelles sont les spécificités du tanka par rapport au haïku?
Le tanka est à la base un poème qui permet de communiquer les pensées et les sentiments. C'est, je cite, "la mise en scène poétique d'un sentiment humain ou d'un paysage (parfois les deux à la fois)". C'est un poème réflexif, de nature réflexive. Il évolue en fait à la frontière du songe et de la pensée de la même manière que les poèmes de Xie Lingyun. Il fait sentir que la réflexion émise a été précédée d'une rêverie plus ou moins vague, rêverie qui s'est prolongée ensuite au-delà de l'écriture du poème. Le tanka cristallise une pensée produite par une rêverie. Exprime un sentiment prégnant, irradiant, confirmé par un paysage, illustré par une manifestation naturelle. C'est le poème réflexif par excellence de la poésie japonaise car le poème chaîné, lui, ne l'est pas trop, réflexif, attaché qu'il est plutôt à une esthétique flottante de la dérive, à une logique vagabonde de l'association d'image ou d'idée. Les Japonais éduqués de la fin du premier millénaire échangeaient, devisaient, communiquaient entre eux à distance par tankas interposés, en s'envoyant des tankas, des poèmes où étaient résumés en 5 vers leurs réflexions et leurs sentiments, condensés en 31 syllabes leurs états d'âme du moment. En un millénaire, on est passé du tanka raffiné au SMS vulgaire, atrophié, mal orthographié, sans queue ni tête. Je ne vous cache pas que je ne sais pas envoyer un SMS! En revanche, je connais le prix d'une baguette! Ne pas connaître le prix d'une place de cinéma me rend très malheureux! Je blague! Certains tankas étaient évidemment des billets doux. Je dis bien des billets doux, pas des madrigaux! Et jamais des épigrammes! Le haïku n'est qu'un lointain rejeton du tanka. Le haïku, constitué de 3 vers et de 17 syllabes, est une sorte de séquelle heureuse du poème chaîné qui ne fut lui-même que la progéniture bienvenue du tanka. Le haïku vient donc en troisième (et dernière) position dans l'ordre de création des trois grandes formes de la poésie japonaise, poésie qui, très tôt dans son histoire, dès la fin du premier millénaire, a laissé tomber, a sacrifié le poème long (chôka) sur l'autel du poème court (tanka), poème long qui est toutefois rentré dans la cabane ou dans le palais par la fenêtre puisque le poème chaîné (ou en chaîne) qui enchaîne des strophes courtes, celles justement de tankas éclatés, scindés en deux, peut être de longueur variable, donc relativement long. Etant parfois constitué de cent ou mille versets. La poésie classique japonaise a sacrifié deux choses: d'un point de vue formel, elle a sacrifié le poème long; d'un point de vue substantiel, elle a sacrifié les considérations sociales et politiques, les affaires par trop humaines ou pas assez humaines (comme chacun voudra) de ce bas monde. Probablement encouragée en cela par les "élites" dirigeantes de l'époque, car les poèmes longs des origines de la poésie japonaise (écrite en chinois) n'étaient pas dépourvus de considérations sociales, morales et politiques. C'est ce qui fait aujourd'hui sa force et son originalité par rapport à la poésie chinoise et coréenne où la conscience politique et morale des poètes reste toujours très vive, très forte et très affirmée. Les poètes japonais partageaient sans doute souvent les mêmes convictions que leurs homologues chinois et coréens, mais la poésie japonaise est restée néanmoins à l'écart, a su rester à l'écart des considérations politiques, intellectuelles et morales. Le poète japonais reste avant tout un homme privé et discret, engagé uniquement dans le quotidien des choses et privilégiant le tête-à-tête avec la nature et les paysages. Je ne dis pas que les poètes japonais étaient indifférents aux problèmes de leur époque, je dis que la poésie classique japonaise n'a pas voulu plonger et salir ses mains dans le cambouis de la politique. La poésie japonaise a tenu à rester pure et fraîche comme l'eau claire du ruisseau, et vierge comme la fleur de lotus dont la tige s'est dégagée de la vase. La poésie chinoise et la poésie coréenne n'ont pas sacrifié le poème long sur l'autel du poème court comme a fait la poésie japonaise, mais il n'en reste pas moins vrai que dans ces deux traditions, le poème long joue aussi un rôle secondaire par rapport au poème court. Le haïku japonais est une forme poétique assez récente comparée au tanka qui existe au Japon depuis la fin du premier millénaire. Le haïku a pris son envol avec l'école du poète Bashô, un poète du 17ème siècle, un contemporain exact de La Fontaine, il est assez plaisant de le signaler. Le tanka a pris son envol à la fin du premier millénaire lorsque les Japonais ont décidé d'écrire des poèmes en langue japonaise plutôt qu'en langue chinoise, langue chinoise qui est devenue leur langue latine à eux. Le tanka est donc avant tout un waka, un poème écrit en langue japonaise. Le terme tanka met l'accent sur la brièveté du poème, le terme waka sur la langue utilisée, le japonais. Le tanka est un poème de 5 vers et de 31 syllabes, divisé en deux strophes, néanmoins jointes et solidaires, collées l'une à l'autre, un tercet et un distique. Les vers sont courts, impairs, et ils se répartissent normalement ainsi: 5/7/5 pour le tercet de départ, semblable au haïku donc, et 7/7 pour le distique d'arrivée ou de conclusion. Par rapport au haïku que l'on connaît bien, surtout pratiqué par les poètes du dimanche (aucun grand poète occidental du vingtième siècle n'a pratiqué le haïku à ma connaissance), on ajoute donc un distique, soit deux vers de 7 syllabes. Le tanka est donc constitué de deux courtes strophes collées l'une à l'autre, solidaires, que le poème chaîné s'appliquera justement à dissocier, à détacher, à disjoindre, à distendre au sens propre comme au sens figuré, puisque le distique séparé physiquement du tercet s'adonne à une esthétique assumée de la dérive du contenu. Ce faisant, dans le poème chaîné, la strophe de trois vers propre au haïku est clairement matérialisée. Il faut savoir qu'à l'origine, le haïku, loin d'être un poème très court, esseulé dans la nature, était en fait la première strophe d'un poème en chaîne assez long! Un petit poème "source de départ" censé engendrer après lui d'autres vers, les deux vers du distique suivant, puis, à leur suite, d'autres tankas ainsi éclatés, scindés en deux strophes séparées l'une de l'autre, d'autant plus disjointes l'une de l'autre que dans le poème chaîné, poème écrit souvent à plusieurs mains, ces deux strophes sont toujours composées par des poètes différents pour faciliter et accentuer le glissement sémantique. Un poète compose la première strophe de trois vers, le tercet, puis un comparse choisi compose le distique qui suit en fonction de ce que lui inspire ou suggère le tercet de son camarade, maître ou disciple.
Cet ajout de 14 syllabes et 2 vers n'est pas neutre, j'imagine, pour le poème, pour la nature et le contenu même du poème.
Non, il n'est pas neutre. Il change tout! Avec 14 syllabes et 2 vers en plus, on franchit un palier sémantique! On peut commencer à s'exprimer de manière plus réfléchie, plus achevée que dans le haïku, et, surtout, on peut commencer à orner son discours, à imager son propos. Je dirais même à nimber son propos! On entre clairement dans le domaine de la composition poétique, de l'élaboration, de l'articulation des pensées et des images, ce qui est évidemment beaucoup moins vrai avec le haïku. Ce qui n'enlève rien à l'intérêt poétique et à la difficulté d'écriture du haïku. Le tanka permet de mieux décrire les choses, les paysages, les phénomènes naturels, permet aussi d'exprimer ses pensées, ses sentiments, ses états d'âme, de manière plus claire et plus aboutie que dans le haïku où ils ne sont que suggérer, esquisser. Je dirais que le haïku surfe sur une esthétique de l'esquisse, le tanka une esthétique de l'ébauche, car dans le tanka on se contente aussi d'exprimer l'essentiel au fond. Mais cette analogie est fausse car nous l'avons vu: le tanka est un imago. Sa chair, sa substance est bien de nature nymphale, mais lui-même est un imago. Un poème achevé, adulte. Il reste un objet poétique fini, ciselé avec précision. Le tanka ne surfe sur une esthétique de l'ébauche consubstantielle de celle de la dérive qu'à l'intérieur du poème chaîné où les tercets et distiques n'en demeurent pas moins finement ciselés eux aussi. Le poème chaîné permet de dériver dans l'inconnu, un inconnu relatif et parfaitement maîtrisé, avec des tercets et des distiques finement ciselés qui étaient pesés, revus et corrigés. Le tanka permet aussi de s'interroger et de spéculer. Voire d'augurer. C'est un poème qui oscille entre esthétique de l'affirmation et esthétique du questionnement. Comme tous les poèmes. En cela, le tanka se rapproche du haïku, et pratique lui aussi une esthétique du constat désabusé ou enjoué, selon les cas. Dans les tankas consacrés à l'amour, il s'agit souvent de trouver dans la nature une manifestation naturelle en concordance parfaite avec les états d'âme vécus et les sentiments éprouvés, comme si la nature éprouvait au fond le même sentiment que la personne composant le poème. Le tanka est un poème qui sonde la profondeur, l'épaisseur des choses et des jours, là où le haïku essaie plutôt de capter, de saisir l'instant présent fugitif. De fait, il me semble aussi que le tanka est plus mélancolique que le haïku où l'humour joue un assez grand rôle. Le tanka rend palpable le temps long, l'écoulement des heures, voire des heures lentes, il est riche d'un présent épais, poisseux, lourd, immobile, qui contraste fort avec le présent évanescent et fugace du haïku: le tanka est riche d'un présent épais, étoffé, sur lequel le passé et l'avenir font peser tout leur poids. Autre différence capitale: l'intelligibilité seconde ne fonctionne pas de la même manière dans ces deux poèmes. L'intelligibilité première est bien présente, bien réelle dans le tanka comme dans le haïku, il n'y a pas d'esbroufe, mais l'intelligibilité seconde fonctionne différemment. Avec le haïku, énoncé bref, évanescent, fugace, furtif, l'intelligibilité seconde peut se déployer librement: chacun est libre de donner un second sens ou non au haïku, et si oui, de lui donner le second sens qu'il veut bien y voir ou peut bien y voir. Certains haïkus se prêtent d'ailleurs mieux à cet exercice que d'autres. Dans le tanka, l'intelligibilité seconde est liée souvent à l'emploi d'un mot dit pivot, tirant l'intelligibilité seconde du poème du côté de l'amphibologie: du double sens. Un second sens fortement suggéré, pour ne pas dire donné, imposé par le mot-pivot lui-même: le lecteur doté d'une certaine culture poétique ne peut plus interpréter librement le poème. La lecture ne s'inscrit plus dans une logique de découverte d'un second sens éventuellement caché, dans une logique de découverte du sens profond (voire philosophique) qui se cacherait derrière le fait naturel relaté par le haïku, mais bien dans une logique de jouissance d'une ambiguïté chérie, voulue, escomptée. Ambiguïté attendue et recherchée, mais surtout éventée par la présence d'un mot-pivot aiguillant l'esprit dans deux directions différentes à la manière d'une baguette de sourcier à deux branches. Le tanka joue beaucoup avec le double sens des mots, il est donc le lieu avéré d'une pensée clairement exprimée, correspondant à l'intelligibilité première universelle du poème, mais aussi très souvent le lieu d'une pensée contenant, déployant un second sens précis, imposé par le mot-pivot lui-même que le lecteur saura identifier et reconnaître. Je tiens à le préciser tout de suite: les tankas que j'écris ne contiennent pas de mots-pivots. C'est une particularité du tanka japonais que je laisse de côté quand j'écris des tankas. Non pas que jouer avec l'amphibologie, voire l'homonymie des mots, ne m'intéresse pas ou me laisserait indifférent (bien au contraire, je trouve fascinants et poétiques ces rapprochements que permet l'homonymie laissant accroire qu'un lien secret existerait entre des signifiés jouissant d'une même sonorité, lien secret révélé à nous par les seuls mots; par la seule grâce des sonorités identiques de mots différents), mais que jouer avec l'amphibologie et l'homonymie des mots de la langue française m'obligerait à composer des tankas d'une manière spécifique, autre que celle utilisée par moi actuellement. Je privilégie avant tout le naturel et la clarté, la fluidité et la musique, et je crains l'artificialité à laquelle je serais contraint, astreint, si je voulais inclure des mots-pivots dans les tankas. Pour composer mes poèmes, cela m'obligerait à partir d'un mot précis plutôt que du phénomène naturel observé offrant le sujet du poème. Et c'est quelque chose que je ne veux pas faire pour le moment, et que je ne ferai peut-être jamais. Cela m'obligerait notamment à dresser des listes de mots, notamment des listes d'homonymes susceptibles de m'intéresser, de m'inspirer. Listes qui existaient au Japon. Comme nous avons un dictionnaire des rimes (bien utile d'ailleurs, qui sert surtout aujourd'hui aux auteurs de chansons puisque, de nos jours, le texte de chanson est devenu le dernier refuge de la rime régulière gauloise), les Japonais de l'époque possédaient des répertoires et des listes de mots-pivots, mots-pivots dont certains étaient très courants, très courus, très utilisés, sinon usés jusqu'à satiété, jusqu'à la corde! Les mots-pivots étaient souvent aussi connus et convenus que les images conventionnelles dont le tanka fit aussi son miel. Cela m'obligerait, je pense, à pousser cette logique de l'artificialité jusqu'à son point ultime: celui me forçant à me placer dans la peau de personnages fictifs composant des tankas, ce que faisaient souvent les poètes japonais quand ils composaient des tankas pour paravent, des tankas censés illustrer les scènes peintes sur les panneaux des paravents. Ils donnaient alors souvent la parole à la personne peinte sur le paravent, imaginant sa pensée ou son sentiment. Faute de mots-pivots avérés, je ne suis pas certain que mes tankas laissent beaucoup de place et d'espace à l'épanouissement de l'intelligibilité seconde telle qu'elle existe et fonctionne dans le tanka de la poésie classique japonaise. Mais j'ai écrit ces jours-ci un tanka de début de l'été où plane sous forme de note de musique l'ombre du mot-pivot japonais:
Si j'étais goutte (4)
D'eau, notamment la première (7)
Tombant du ciel, (4)
M'étaler sur la feuille du (8)
Nymphéa me plairait ensuite! (8)
Le mot "notamment" contient deux mots, porte virtuellement en lui-même deux autres mots, deux autres possibles: les mots "note" et "amant". La syllabe "not" peut entraîner l'esprit du lecteur du côté du lexique musical et lui faire entendre le bruit que fait la goutte de pluie en tombant sur la feuille du nymphéa avant de s'étaler dessus. Le mot "ensuite" qui conclut le poème appartient lui aussi au champ lexical de la musique. On connaît les suites pour piano ou luth! Notamment n'est pas ici un mot-pivot! On peut cependant jouer ainsi de manière subtile avec ce qu'on pourrait appeler les "poupées japonaises": les mots courts inclus, glissés à l'intérieur des mots longs, comme accrochés, nichés dans une matrice. Je suis fasciné également par les rapprochements que l'on peut faire entre mots qu'une seule lettre sépare: rose et ruse! Fougue et fugue! Voire deux lettres: arpenter et charpenter. Là aussi, avec un peu d'imagination et d'ouverture d'esprit, on peut voir, entendre des liens secrets! Rose et ruse, on pense toute de suite à Vénus, à une beauté qui ensorcelle naturellement, sur-le-champ, mais qui peut ruser en plus si besoin, si nécessaire! Le capitaine arpente le pont de son navire, peut faire les cent pas dessus car le navire est bien charpenté! On peut voir, déceler comme ça mille rapprochements poétiques et secrets, lourds de sens et de signification. Ce que je veux dire par là, c'est qu'en matière de poésie, les rapprochements inédits entre les choses ne se font pas que par le biais des images et des métaphores, ils peuvent se faire aussi en interrogeant seulement les sonorités des mots. Passons et revenons maintenant au mot-pivot japonais. Soyons très précis s'agissant de lui, ne restons pas noyés dans la brume de printemps, et, pour ce faire, convoquons la définition exacte qu'en donnent les universitaires, en l'occurrence ici Jacqueline Pigeot citée par Michel Vieillard-Baron:
"Il s'agit d'utiliser certains mots se prêtant à une double lecture comme pivots, en y accrochant l'une à l'autre les syllabes homophones de la fin d'un énoncé et du début de l'énoncé suivant, qui se confondent par télescopage."
"L'emploi de cette figure fondée sur l'homonymie permet au poète d'intégrer dans son poème deux domaines a priori distincts: celui de la nature et celui des sentiments humains."
En d'autres termes, le mot-pivot profite de la structure même du tanka, poème constitué de deux strophes accolées: un tercet et un distique. L'existence de ces deux strophes permet d'allouer une strophe spécifique à chaque domaine distinct du poème dès lors que le poème utilise un mot-pivot. De fait, pour obtenir un équilibre parfait du poème, la fin du premier énoncé et le début du deuxième énoncé fusionneront, coïncideront idéalement à l'intérieur du troisième vers, soit à la fin du tercet, avant que le poème ne bascule dans le distique. On pourrait qualifier ainsi le troisième vers du tanka de "vers de la bascule". Le mot-pivot, idéalement, devrait conclure le tercet et entraîner le poème vers sa seconde moitié, vers son double sens, vers le distique. J'ai bien dit idéalement. Il n'est pas certain que les poètes japonais placent toujours le mot-pivot dans le troisième vers du tanka. Et il n'est pas certain non plus que placer toujours le mot-pivot dans le troisième vers doive être une obligation. Mot-pivot ou non dans le poème, en général, le tercet de départ est consacré à la description du monde naturel, courte description ou évocation du monde naturel qui suscite une réflexion ou réveille un sentiment exprimé dans le distique d'arrivée. Ceci est particulièrement vrai dans les poèmes amoureux des poétesses japonaises. J'ai composé pour l'occasion, Delphine, pour illustrer notre propos d'aujourd'hui, un tanka contenant un vrai mot-pivot à la française, tanka qui vous fera sourire, j'en suis sûr!
Non, en ce printemps, (5)
Je n'aurai pas vu, hélas, (7)
Assez de brume à (5)
Mon goût! Bien que dans mes songes (7)
Ma bien-aimée ne soit blonde! (7)
Ce tanka peut être considéré comme un tanka de fin de printemps ou de début de l'été puisque le personnage porte un regard d'ensemble, un regard d'oie sauvage, sur le printemps écoulé qui vient de s'achever. Le mot-pivot est le mot "brume", ici une référence explicite et humoristique à la fameuse brume de printemps des poèmes japonais. Je joue ici avec la quasi homonymie des mots "brume" et "brune". Homonymie qui me permet de faire pivoter, glisser le poème dans le domaine de l'amour et du désir amoureux, en évoquant une bien-aimée qui serait brune plutôt que blonde.
Une question! Puisque que le tanka est composé a priori de deux strophes, le poète, doit-il fondre ensemble les deux strophes, les fusionner et les faire disparaître en un tout harmonieux, en une strophe unique, harmonieuse, ou doit-il plutôt s'attacher à rendre palpable cette division du poème en deux strophes distinctes cependant étroitement liées?
C'est une bonne question. Pour ma part, je pense que le poète peut faire les deux. Ce qui compte au final, c'est toujours la qualité du poème. La fluidité, le naturel du poème, même quand le poème n'est pas exempt d'une certaine ou réelle sophistication, comme c'est nécessairement le cas quand le poète emploie un mot-pivot. Je ne pense pas qu'il y ait de règle absolue. Comme pour la présence ou non d'un mot-pivot d'ailleurs. On n'est pas obligé d'inclure des mots-pivots dans les tankas. Ce n'est pas une obligation. Le mot-pivot n'est qu'une figure de style parmi d'autres. Ce n'est pas parce que le mot-pivot a fait l'objet d'un large emploi, a reçu les faveurs et les accolades des poètes du Japon ancien, a connu un âge d'or dans le Japon ancien, qu'on doit obligatoirement inclure des mots-pivots dans ses tankas. Il peut arriver que d'un point de vue purement substantiel et donc formel, le début du poème soit un distique inégal de 12 syllabes plutôt qu'un tercet de 17 syllabes. Auquel cas le poème sera terminé dans les faits par un tercet de 19 syllabes. Mais n'oublions pas le vers central, le vers de la bascule, qui peut éventuellement rester neutre dans cette affaire! Laissant ainsi le champ libre à l'écriture d'un distique on ne peut plus traditionnel de 14 syllabes! Je pratique souvent l'enjambement à la fin du troisième vers, ce qui brouille la structure de base du poème, ce qui brouille la frontière matérielle et sémantique pouvant exister entre le tercet et le distique. Brouiller cette frontière possède son avantage esthétique: cela unifie le poème à la manière des traînées de brume qui se rejoignent, qui finissent par n'en plus former qu'une seule! C'est surtout dans le poème chaîné que tercet et distique du tanka constituent des unités sémantiques et typographiques clairement distinctes et séparées.
Revenons maintenant au tanka et au haïku. Quelles sont les autres différences marquantes entre ces deux poèmes?
Le tanka est très différent du haïku car c'est aussi un genre poétique où le poète fait appel, non seulement à une imagerie souvent conventionnelle, mais aussi parfois aux échos poétiques du passé, aux poèmes célèbres du passé. Le tanka est alors, quand il est composé ainsi, une chambre de résonance! Ce que n'est pas le haïku. L'imagerie dans le tanka est assez souvent conventionnelle. Pour l'automne, il serait impensable de ne pas évoquer le vent d'automne, s'invitant par exemple dans les jardins embroussaillés et follets des maisons abandonnées; ou encore les feuilles rouges et mordorées des arbres, colorées non pas par une baisse de lumière, mais par la rosée et la pluie; le cerf majestueux et solitaire bramant dans la montagne; la longueur de la nuit d'automne, allongée encore par une solitude forcée. Aux yeux d'un poète occidental immature, nourri, intoxiqué aux excès théoriques de la poésie moderne, cette imagerie peut paraître facile, lourde, puérile, mais elle ne l'est pas: elle est seulement logique, naturelle, pertinente, universelle, et tout le jeu consiste à faire oublier son caractère conventionnel, à la rendre toujours neuve et légère malgré tout. Le tanka est le lieu de l'imagerie conventionnelle rafraîchie par mille variations, le haïku le lieu où le poète, se tenant aux aguets, à l'écoute de la nature, guette le surgissement du neuf, de l'inattendu. Dans le tanka, par exemple, la goutte de rosée est associée très souvent aux larmes de tristesse et aux perles des colliers. On ne peut pas faire plus "bateau" comme rapprochement poétique! Les manches des kimonos sont souvent trempées! Cela peut donner ceci dans la bouche d'un poète japonais:
Dans la lande d'automne
Le vent souffle et souffle encore
Sur la blanche rosée:
Voici que tombent des perles
Que nul cordon ne retient!
Sont-ce des larmes versées
Par les oies sauvages qui
Passent en criant
Cette rosée sur les lespédèzes
De la demeure où je languis?
Dans ma bouche, cela donne ceci:
Si je pouvais faire (5)
Avec toute cette rosée (8)
Des colliers de perles, (5)
Boutique n'ouvrirais-je? (6)
Mais est-ce ma destinée? (7)
Comment se fait-il (5)
Qu'en ce début de l'été, (7)
Si loin de l'automne, (5)
La rosée soit si présente? (7)
Qui pleure ainsi le printemps? (7)
La poésie japonaise fait aussi la part belle aux sites japonais célèbres, rendus célèbres notamment par les poèmes, sites naturels auxquels avec le temps elle a su attacher des significations précises et attendues. Un vieux pont délabré, pas n'importe lequel, un pont précis, permettra au poète d'évoquer sa vieillesse et sa décrépitude: le vieux pont de Nagara. Si je voulais en tant que poète français respecter cette tradition japonaise, cela m'obligerait à évoquer des sites français précis, par exemple les cerisiers du pays basque en remplacement des cerisiers des monts de Yoshino. Je m'engagerai peut-être un jour dans cette voie, composerai peut-être un jour une séquence de 100 tankas en pratiquant tous les codes de la poésie japonaise, en cherchant à les acclimater à notre langue et à notre culture, à notre poésie, mais ce n'est pas à l'ordre du jour pour le moment. Je me contente pour le moment d'écrire de manière naturelle et spontanée à partir de ce que les saisons et la nature, les collines, vergers, bois et ruisseaux m'offrent sur un plateau.
J'allais y venir. Comment procédez-vous pour écrire vos tankas? L'adaptation en français et en toute langue non japonaise d'un genre poétique si précis, si concis, si codifié, si ancré dans un territoire original donné, est-elle vraiment possible?
Je respecte l'esprit plutôt que la lettre. Mes tankas comportent tous en général 5 vers et 31 syllabes. Il en est de mes tankas comme de mes haïkus: j'essaie de respecter la forme traditionnelle, soit 5/7/5 pour le haïku et 5/7/5/7/7 pour le tanka, mais il me plaît de ne pas être rigide et de conserver une certaine liberté, une certaine souplesse surtout, en respectant toujours toutefois la structure globale du poème, c'est-à-dire le nombre de vers et de syllabes. Je conserve aussi en règle générale un premier vers et un troisième vers généralement plus courts que les trois autres vers du poème. Mais il ne me gêne pas d'écrire des vers pairs de 4, 6 ou 8 syllabes. Je pense que c'est une liberté que le poète français, occidental, non japonais, doit conserver. Je ne crois pas beaucoup à cette idée selon laquelle les vers impairs seraient plus musicaux que les vers pairs. Et je pense que le tanka participe aussi à une certaine esthétique du flottement s'accommodant de tankas construits de manière légèrement différente pourvu que le nombre de vers et de syllabes soit respecté au final. On vient de le voir: je ne cherche pas à jouer avec les homonymes et les double sens éventuels de certains mots. Je n'essaie pas d'inclure des mots-pivots dans mes tankas. L'inclusion de tels mots, l'écriture de poèmes faisant appel au mot-pivot, nécessiteraient la mise en place d'un mode de composition spécifique et particulier, voie dans laquelle je ne cherche pas à m'engager, du moins pour ce qui est des 5 séquences de 100 poèmes que je compose actuellement. Peut-être essaierai-je un jour de composer une sixième séquence incluant des mots-pivots dans les poèmes, respectant tous les codes ou la plupart des codes du genre, mais ce n'est pas à l'ordre du jour pour le moment. Je ne fais pas de référence directe ou indirecte aux sites célèbres du Japon ou à des poèmes japonais anciens. Je n'écris pas des tankas se référant aux poèmes japonais célèbres du temps passé. Les réalités saisonnières et naturelles m'encouragent et m'obligent en revanche à jouer avec une partie de l'imagerie conventionnelle japonaise qui est à la base de nature plus ou moins universelle. Il est d'autres codes et spécificités du tanka japonais dont nous n'avons pas parlé ici, notamment ce que les Japonais et les universitaires appellent les "mots initiateurs" et les "mots associés". Je n'écris jamais des tankas de plus de 31 syllabes. Je m'interdis formellement de dépasser 31 syllabes. En revanche, il ne me gêne pas d'écrire parfois des tankas de 30 ou 29 syllabes, si cette longueur convient parfaitement au contenu du poème. Bref, je m'inscris dans la tradition globale du genre, mais en conservant liberté, souplesse et naturel, notamment pour ce qui est de la longueur des vers, en évitant toutefois les longs vers de 9 syllabes et les vers atrophiés de 1 ou 2 syllabes. Je ne suis pas certain d'ailleurs que coller rigidement à tous les codes du genre soit possible et souhaitable, sauf à tomber dans l'artificialité, voire dans la préciosité. Voire dans le ridicule. Il en est de la composition des tankas comme de celle des haïkus. Il faut parfaire son muscle! Pour ce faire, comme pour le haïku, il s'agit d'en lire, de se mettre dans le bain, dans le rythme, d'habituer l'esprit à penser, à concevoir, à pondre en 5 vers et en 31 syllabes. Quand j'écrivais mes haïkus, je n'arrivais pas à écrire des tankas, sauf quand la matière du haïku débordait et m'entraînait vers l'étape suivante: le tanka. Mais de manière voulue, délibérée, je n'arrivais pas à écrire des tankas: mon esprit fonctionnait en mode haïku. La seule façon de former ce muscle est de lire des tankas japonais. Il faut baigner dans les tankas, il faut s'imprégner des poèmes anciens, il faut lire les bons poèmes et les poèmes exemplaires du temps passé, ainsi que faisaient les poètes japonais eux-mêmes! Il ne s'agit pas, vous l'aurez compris, d'imiter des poètes japonais particuliers, de pasticher des poètes japonais, mais bien d'acclimater son esprit à une respiration particulière, sa pensée à une longueur précise (au sein de laquelle le rythme et la cadence des vers peuvent légèrement varier de poème à poème). On pourrait évoquer ici le fameux deux temps, trois mouvements! Les tankas et les poèmes en chaîne ont été moins traduits et commentés que les haïkus, mais une petite littérature existe tout de même.
Quels ouvrages consultez-vous?
Anthologie de la poésie japonaise classique de Gaston Renondeau.
Recueil des joyaux d'or et autres poèmes de Michel Vieillard-Baron.
Ise, poétesse et dame de cour de Renée Garde.
Contes d'Ise de Gaston Renondeau.
The Ink dark moon de Jane Hirshfield:
Traduction anglaise des tankas de Ono no Komachi et Izumi Shikibu.
Tels sont les ouvrages que je consulte pour lire des tankas.
On peut trouver des poèmes en chaîne dans les traductions de René Sieffert.
Notamment dans Friches et dans Le faucon impatient.
On peut lire Trois voix à Minase de François Migeot.
Pour la poésie coréenne, on doit s'en remettre à Maurice Coyaud pour ce qui est des traductions françaises et à Peter H. Lee pour les traductions anglaises.
Pour la poésie chinoise, comme pour le haïku, le choix ne manque pas,
Mais on ne pourra se passer de L'Ecriture poétique chinoise de François Cheng.
Vous ne composez pas que des tankas, vous composez en fait des séquences de tankas! Des ensembles! Des tirs groupés de tankas!
La tradition japonaise a codifié la manière dont le poète doit présenter ses tankas au lecteur (à l'Empereur!), organiser ses petits recueils ou fascicules de tankas. Le mot recueil ne convient d'ailleurs pas vraiment quand on parle de poésie japonaise car dans la poésie japonaise classique, ce qui compte surtout, ce qui prédomine, c'est l'anthologie de poèmes, le choix ou la sélection de poèmes, plutôt que le recueil de poèmes au sens moderne du mot, et dans le tanka, de manière plus spécifique quand on songe à un poète particulier composant un ensemble, la séquence de cent poèmes. Normalement, le poète qui écrit des tankas avec l'ambition de laisser derrière lui un corpus, une trace durable, doit composer des séquences de 100 poèmes ainsi organisées:
70 poèmes des quatre saisons
20 poèmes sur des thèmes libres, divers et variés
(séparations, deuils, voyages, célébrations, félicitations, éloges)
10 poèmes sur le thème de l'amour
Et un poème supplémentaire de conclusion, soit 101 poèmes!
Les poèmes des quatre saisons doivent être organisés ainsi:
20 poèmes de printemps
15 poèmes d'été
20 poèmes d'automne
15 poèmes d'hiver
Les Japonais considèrent à raison que le printemps et l'automne sont des saisons plus vivantes, plus dynamiques, plus colorées, plus diverses et variées, que l'été et l'hiver, donc des saisons susceptibles d'inspirer un plus grand nombre de poèmes. Ils n'ont pas tout à fait tort sur ce point: par exemple, nombre de mes tankas d'hiver sont déjà un peu des tankas de printemps, car là où je vis actuellement, les hivers sont assez doux, donc les printemps débutent tôt. Je me suis fixé comme objectif et comme ambition d'écrire a minima 5 séquences de 101 poèmes. Soit un corpus de 505 poèmes. C'est un objectif raisonnable, à condition bien sûr de ne pas être trop pressé! Sachant que j'écrirai aussi des tankas appelés à venir étoffer mes poèmes écrits en vers libre moderne. S'agissant de l'écriture de ces 5 séquences, je suis à peu près au milieu du gué. Il me reste à écrire les poèmes d'été et les poèmes d'automne ainsi que trois séries de 20 poèmes sur des thèmes divers et variés. J'ai écrit les poèmes de printemps et d'hiver, qui seront très probablement encore fignolés pour certains, les poèmes consacrés à l'amour, ainsi que les 5 poèmes de conclusion. J'ai consacré une série de 20 poèmes à la nature humaine ainsi qu'à la relation maître/disciple, et une série de 20 poèmes à un voyage dans les Pyrénées, donc aux paysages de haute montagne. J'essaierai probablement de consacrer une série de 20 poèmes à un voyage en bord de mer. Donc aux paysages marins. Restent deux séries de 20 poèmes dont je ne sais pas encore à ce jour de quoi elles seront vraiment faites. Ces 5 séquences seront incluses dans mon recueil de poèmes des quatre saisons mêlant poésie française et poésie japonaise; fragments poétiques, vignettes poétiques, poèmes cours, moyens et longs; poèmes d'inspiration classique et poèmes d'inspiration moderne. Cela dit, comme ce recueil des quatre saisons constituera une véritable somme poétique, et que très peu de tankas français ont été publiés jusqu'ici, je pense que dans un premier temps, je publierai séparément mes tankas, auxquels j'adjoindrai certainement mes poèmes en chaîne et mes poèmes d'inspiration coréenne. Mais à terme, ces 5 séquences seront incluses à l'intérieur de mon recueil des quatre saisons. La première séquence respectera scrupuleusement la tradition japonaise. On trouvera dedans 20 poèmes de printemps censés brosser le portrait général du printemps (celle publiée sur mon blog), 15 poèmes d'été censés brosser le portrait de l'été... Pour ce qui est des quatre autres séquences, je respecterai encore le ratio consacré par la tradition japonaise, soit 70 poèmes des quatre saisons, 20 poèmes divers et variés et 10 poèmes d'amour, mais il se pourrait que les poèmes des quatre saisons soient organisés différemment. Il ne me déplairait pas de consacrer une séquence entière au printemps, une séquence entière à l'été, une séquence entière à l'automne et une séquence entière à l'hiver. Car il ne s'agit pas seulement de faire en 20 poèmes le portrait du printemps, il s'agit aussi de brosser en 20 poèmes le portrait du mois d'avril. Il s'agit de rendre palpables les différences qui existent entre les différents mois à l'intérieur même des saisons et de suivre en temps réel l'évolution de chacune des saisons. En général, quand je compose mes poèmes des quatre saisons, je respecte la chronologie d'écriture de mes poèmes afin de bien coller au déroulé des saisons. Les poèmes sont présentés en général dans l'ordre de leur composition. Pour les autres séries, celles consacrées par exemple à l'amour ou au portrait général de la saison, les séries sont composées de manière plus libre et plus hétérogène. Il est une tradition de la poésie japonaise classique que j'essaie de respecter toutefois, c'est celle qui veut qu'à l'intérieur d'un thème donné, dans une série de poèmes sur un thème donné, les poèmes soient ordonnés de manière à assurer une progression au sein du thème. Par exemple, dans le domaine amoureux, il s'agit souvent de suivre une relation amoureuse du début jusqu'à son terme. Il ne fait aucun doute que ce travail produira des chutes, des poèmes en rab, poèmes et strophes que je glisserai dans mes poèmes en vers libre moderne. Les Japonais, comme La Fontaine d'ailleurs, aimaient bien mélanger les vers et la prose. Ce que je vais faire dans mon recueil des quatre saisons, du moins à l'intérieur de certains poèmes, ce n'est pas mélanger des vers et de la prose, mais glisser ici et là des haïkus et des tankas dans mes poèmes écrits en vers libre moderne. En d'autres termes, les tercets des haïkus (et sijos) et les strophes de cinq vers des tankas seront encadrés par des strophes plus longues composées en vers libre moderne. J'ai écrit aussi une série spécifique de 24 tankas pour paravent, 6 tankas par saison car les paravents de l'époque comportaient souvent 6 panneaux, série à laquelle est jointe une série de 24 rondeaux. Il ne reste plus qu'à fabriquer les paravents et à peindre les panneaux en s'inspirant du contenu des poèmes! Les Japonais faisaient l'inverse: les poètes s'inspiraient des scènes déjà peintes sur les paravents.
Parlons du sijo coréen, pour le coup encore moins connu que le tanka japonais!
Le sijo coréen est très intéressant. C'est un poème court, certes, mais un poème court qui utilise des vers longs. Quand on parle de la poésie classique coréenne, on parle avant tout du sijo qui est né au 15ème siècle de notre ère. Sijo signifie "chant des saisons". C'est un poème court de 3 vers et de 45 syllabes, donc un poème court comprenant trois vers longs, là où la poésie japonaise ne se départit jamais des vers courts. La forme du sijo coréen complète donc à merveille les trois formes poétiques japonaises. Pour mémoire, un sonnet, c'est 168 syllabes, et un rondeau une centaine de syllabes! On est loin du sijo de 45 syllabes! Qui constitue la plus longue vignette poétique qui soit avec le quatrain heptasyllabique chinois (56 syllabes françaises). Le sijo coréen est donc un poème court plus long que le tanka, mais beaucoup moins long que le poème en chaîne. Sa vertu principale, son intérêt fondamental, c'est qu'il permet d'écrire des vers longs, de vrais vers longs de plus de douze syllabes. Pour ma part, je ne crois pas que l'alexandrin soit un vers long. Je pense que l'octosyllabe est le plus court des vers de longueur moyenne et l'alexandrin le plus long des vers de longueur moyenne. Le décasyllabe est donc dans notre langue le vers central, le vers du milieu, sinon du juste milieu. Le vers court commence à l'heptasyllabe de La cigale et la fourmi, et tout ce qui est plus long qu'un alexandrin constitue un vers long, je pense notamment aux vers de 14, 15, 16 ou 17 syllabes, justement la longueur d'un haïku! C'est l'intérêt majeur de cette forme poétique: elle permet de composer trois vers longs, pouvant comporter bien sûr des césures, des virgules, des points d'exclamation... Le vers long aura quand même été l'un des vers les plus rarement utilisés dans l'histoire de la poésie française. Ce n'est pas un fait anodin! Seuls Verlaine et Aragon lui ont porté un intérêt réel et certain. Quand j'écris des poèmes en vers libre moderne, ce qui est assez rare par les temps qui courent, me contentant seulement de jeter sur le papier des strophes, des passages, des idées, des images, notamment pour Les Baigneuses et Les Poèmes du capitaine, j'écris souvent des vers longs, j'écris des vers de toute longueur en fait. Ce que je ne fais jamais quand j'écris des fables ou des poèmes en vers libre classique: ma palette reste alors limitée pour l'essentiel aux vers de longueur moyenne où octosyllabes, décasyllabes et alexandrins se taillent bien sûr la part du lion. Avec le sijo coréen, il s'agit donc d'écrire des vers d'une quinzaine de syllabes avec un dernier vers qui peut être légèrement plus long que les deux premiers vers. Soit environ 16 syllabes. On navigue donc entre 14 et 17 syllabes par vers. Le sijo coréen va me permettre d'écrire des vers longs et d'opposer clairement deux mondes: le monde de la montagne et le monde de la colline. Je veux peindre paysages de montagnes et de torrents d'un côté et paysages de collines et de ruisseaux de l'autre. Je veux avec le sijo coréen saisir le contraste qui existe entre ces deux géographies différentes. Les Chinois vous diraient que je veux m'adonner d'un côté à la "poésie des monts et des eaux" et de l'autre à la "poésie des champs et des jardins". Ainsi, je projette d'écrire une cinquantaine de sijos coréens consacrés à la montagne et aux torrents et une cinquantaine de sijos coréens consacrés à la colline et aux ruisseaux. J'ai déjà commencé ce travail, j'ai écrit une bonne cinquantaine de poèmes où dominent largement les paysages de colline. Ce travail avance lentement car mon esprit fonctionne actuellement en mode tanka, pas en mode sijo, pas en mode rondeau non plus! Dans le recueil, les sijos de montagne et les sijos de colline alterneront régulièrement afin de bien accentuer le contraste existant entre ces deux mondes, deux géographies et deux paysages. Il y aura donc un effet yoyo de constant aller-retour entre la montagne et la colline. L'idéal serait de pouvoir faire de même un jour avec des "paysages de marécages et de fleuves" et des "paysages de bord de mer et de vagues". Cela ferait un corpus de 200 poèmes. Je pense que je publierai ces "poèmes coréens" à la suite des tankas et des poèmes en chaîne japonais, dans un même volume. Si je publie un jour mes haïkus séparément du recueil des quatre saisons, je les publierai séparément des tankas, des poèmes en chaîne et des sijos. Les haïkus, ça prend de la place, ça bouffe du papier!
Pouvez-vous ici nous donner deux trois exemples afin que nous puissions nous faire une idée de ce à quoi ressemble un sijo coréen?
Une précision s'agissant du sijo. Les traducteurs tendent à diviser ces longs vers en deux verts plus courts, formant ainsi sur le papier des poèmes de six vers plutôt que des poèmes de trois vers. C'est une erreur, car un vers long est un vers long, il ne doit pas aller à la ligne après une coupe ou une césure. C'est le défigurer que de le couper en deux. Mes sijos respectent la disposition coréenne, et ne présentent que trois vers sur le papier.
Je rends visite à la source qui inspire les poètes... (15)
Aurais-je tant de choses à dire et à exprimer (14)
Si mon chien ne s'y désaltérait pas chaque jour à ma place?(16)
J'aime tellement, limpides et lumineuses, les eaux (15)
Printanières, les chicanes fortuites du ruisseau (14)
Rêvant méandres: comment déplorer l'écoulement des jours? (16)
Je suis le beau, la vie, le murmure et l'imitation (14)
Là où je m'étale! Le flot qui rafraîchit tout! La fugue! (15)
Pourtant, le dernier de leurs soucis, je demeure malgré tout! (16)
Le deuxième sijo est une variation sur un tanka de printemps.
Maintenant que vous avez composé le tanka et le sijo, reste à composer le haïku!
Ces eaux printanières! (5)
Comment déplorer jours qui (7)
Passent et s'en vont?(5)
Il ne reste plus qu'à composer le rondeau et la ballade, et on pourra dire que ce motif poétique aura été choyé au-delà du raisonnable! Il faut dire qu'il est excellent! Car à la fois très original sur le fond et d'une grande simplicité! Pour qu'une pensée de cette qualité vous vienne à l'esprit, il n'est pas besoin d'être un poète ou un grand poète: il s'agit surtout et avant tout d'être un amoureux des ruisseaux. On fait souvent l'éloge de l'amour de manière un peu puérile, bête, mécanique et convenue, mais il se pourrait bien que l'inspiration poétique soit elle-même en partie une conséquence directe de l'amour sincère porté aux choses et aux objets, à la nature et au cosmos.
Pensez-vous un jour vous intéresser à la poésie chinoise, écrire des poèmes en vous inspirant de la tradition poétique chinoise?
Je ne sais pas. Cette possibilité traîne bien sûr dans un coin de ma tête, mais elle n'est pas du tout à l'ordre du jour. Les trois grandes formes poétiques de la poésie classique japonaise seront bien présentes dans mon recueil des quatre saisons. Les poèmes courts coréens seront représentés eux aussi. Une fois terminées ces cinq séquences de tankas, je retournerai à l'écriture des rondeaux et des madrigaux, car il m'en reste beaucoup à écrire, j'ai toute une réserve de sujets et de motifs poétiques qui m'attendent! Qui trépignent! Qui s'impatientent! Rondeaux, madrigaux et sijos occuperont mon esprit et mes jours dans les deux, trois années qui viennent. En parallèle bien sûr avec l'achèvement du tome 4 de mon premier recueil de fables. Comme un compositeur se sentait jadis contraint d'exceller dans tous les domaines: symphonies; concertos pour clarinette, violon ou piano; musique de chambre, sextets, quintets, quatuors, trios, sonates, il me plaît de pratiquer toutes les formes poétiques. Pour ce qui est de la poésie chinoise, je ne sais pas, c'est un vaste continent et ce serait un vaste chantier! Je ne sais pas si j'aurai le temps et la possibilité d'explorer un jour cette voie poétique qui consisterait à écrire pour l'essentiel, précisons-le, des quatrains et des huitains composés de vers de 10 ou 14 syllabes devant rimer, détail important à préciser, détail qui distingue les poèmes courts chinois des poèmes courts coréens et japonais où la rime régulière en fin de vers est normalement proscrite. Mais il en est bien sûr de la poésie japonaise comme de la poésie grecque ou latine: qui dit absence de rime gauloise, régulière, en fin de vers, ne dit pas absence de rime, car la rime, la répétition d'un même son, le retour d'un même son est une donnée du langage avant d'être une donnée de la poésie; car la poésie ne peut pas se passer des rimes: assonances (rimes douces, lointaines, atténuées et discrètes) et rimes intérieures à minima. D'ailleurs, quand on consulte les tankas japonais eux-mêmes, typographiés en lettres latines, on s'aperçoit que dans la plupart d'entre eux, deux ou trois vers riment souvent ensemble. Ce qu'il faut faire, quand on écrit des tankas, c'est proscrire la rime délibérée, recherchée pour elle-même, sauf éventuellement dans certains cas précis, et accueillir la rime accidentelle qui vient naturellement sous la plume. Il faut éviter de faire rimer trois vers, et s'en tenir bien sûr à une seule rime comme dans la poésie chinoise. Dans la poésie chinoise, la rime gauloise, régulière, existe, mais elle ne concerne qu'une seule rime, qu'un seul son que l'on retrouve à la fin des vers pairs du poème: une seule rime, de vers pair en vers pair, parcourt le poème. La poésie chinoise ne connaît donc pas les rimes suivies, croisées et embrassées. Cette rime est acceptée aussi à la fin du premier vers du poème où elle donne ainsi en quelque sorte le "la" pour les rimes à venir. Evidemment, cette répétition d'une seule rime est rendue possible par le fait que les poèmes sont courts dans la poésie chinoise classique. Si les poèmes étaient de longueur moyenne ou longs, cette rime unique deviendrait lancinante et finirait par avoir un caractère mécanique et répétitif nuisant au poème. En tout cas, il en serait ainsi en langue française. Pour l'instant, je m'en tiens aux seuls poèmes japonais et coréens. Aux vignettes poétiques japonaises et coréennes. L'écriture de poèmes d'inspiration disons chinoise m'obligerait notamment, m'astreindrait en partie à effectuer, je pense, de longs séjours en montagne. La poésie classique chinoise, comme la peinture classique chinoise, est une poésie de montagnes et d'eaux, poésie dont le père fondateur reste Xie Lingyun. En langue chinoise, le mot paysage se dit "montagnes et eaux", pas "plaines et fleuves" ou "collines et ruisseaux", non, j'insiste bien: "montagnes et eaux". Eaux car sont concernés les torrents bien sûr, mais aussi les cascades, les rivières, les ruisseaux, les lacs, les gorges et les fleuves. L'âge d'or de la poésie classique chinoise coïncide essentiellement avec une poésie de montagnes et d'eaux faisant la part belle aux quatrains et aux huitains. Cet âge d'or eut lieu à la fin du premier millénaire sous les Tang. Lors de cette période de près de trois siècles, les poèmes de longueur moyenne qui prédominaient jusque là se sont effacés (sans totalement disparaître) devant les quatrains et les huitains. Dans le même temps, la "poésie des champs et des jardins", qu'on pourrait qualifier aussi de poésie des plaines, des collines et des eaux, dont le père fondateur reste Tao Yuanming, s'est quelque peu effacée devant la "poésie des montagnes et des eaux" de Xie Lingyun. La poésie des champs et des jardins s'est alors réfugiée dans la prose, dans ce qu'on pourrait appeler la prose poétique de jardin réel ou rêvé. Je ne vous fais pas un topo: il me plairait beaucoup de connaître ces montagnes chinoises et leurs eaux, leurs sites naturels (poétiques et culturels) prestigieux. Mais aurai-je jamais le temps et surtout la possibilité de visiter ces montagnes? d'y séjourner? d'y excursionner? La poésie japonaise est beaucoup plus variée de ce point de vue que la poésie chinoise. Elle couvre l'ensemble des paysages de l'archipel du Japon. L'autre grande particularité de la poésie japonaise par rapport aux poésies chinoise et coréenne, c'est sa diversité paysagère et géographique. Alors que les poésies classiques chinoise et coréenne restent avant tout des poésies de montagnes et d'eaux, la poésie japonaise couvre l'ensemble de la géographie japonaise, se nourrit de tous les paysages de l'archipel du Japon. Les rivages côtiers, les baies et les îles, les marais, les marécages, les landes et les lacs, les hameaux de plaine et de bord de rivière, occupent une place aussi prépondérante que les montagnes, où fleurissent parfois, comme chacun sait, des cerisiers. Il est cependant une réalité paysagère fondamentale qui demeure étrangement discrète et mystérieusement effacée dans la poésie japonaise, c'est celle des bois et des forêts.
Donc, si je comprends bien, actuellement, vos journées se divisent entre l'écriture de petits poèmes de 5 vers et l'écriture d'un poème de 25 000 mots, soit environ 3000 vers, L'Epervier de Diane?
C'est tout à fait ça, Delphine. Quand je ne bavarde pas avec vous, j'alterne entre l'écriture d'un long poème de 25 000 mots et l'écriture de vignettes poétiques de 5 vers! En 2021, j'ai relu et corrigé les fables du tome 3 et écrit quelques fables. Fin 2021, j'ai concentré mes efforts sur les poèmes du tome 3, et un poème qui devait être inclus dans un des livres de ce tome a grossi, est devenu un poème de 25 000 mots. Ce poème, c'est Le canton des cascades, poème qui, du fait de sa taille, de sa longueur, constituera finalement un livre à part entière du tome 3, comme L'Epervier de Diane. Je pensais au départ inclure dans le tome 3 une version longue de L'Epervier de Diane, mais l'inclusion du Canton des cascades, poème long de 25 000 mots, m'oblige à abandonner cette idée. Je ne peux pas inclure dans ce tome 3 un poème de 25 000 mots et un long poème de 50 000 mots, voire plus. J'ai donc décidé d'écrire deux versions de L'Epervier de Diane, une version "courte" de 25 000 mots pour le tome 3 des fables, et une version longue de 65 000 mots (en gros) qui sera publiée séparément des fables avec un autre long poème: La Tunique d'Artémis. La Tunique d'Artémis sera écrit en vers libre moderne, et sera publié avec la version longue de L'Epervier de Diane, écrit, lui, en vers libre classique, légèrement assoupli, comme j'aime à le répéter. Tout comme Le Canton des cascades et L'Epervier de Diane (version courte) se réfléchissent et se compètent par certains aspects, La Tunique d'Artémis et L'Epervier de Diane (version longue) se réfléchissent et se complètent par d'autres aspects. Ou plutôt se réfléchiront et se compléteront car je n'ai pas encore écrit un seul vers de La Tunique d'Artémis qui constituera à bien des égards un de mes "poèmes grecs". Le Canton des cascade est un poème de terre et d'eau, le portrait d'un canton précis, celui où sera située l'action de mon deuxième recueil de fables. L'Epervier de Diane (version courte comme version longue) est un poème d'air et d'eau, léger comme le vent, volant de montagne en montagne. J'ai écrit ces deux poèmes en pensant à Gaston Bachelard, et la grande figure unificatrice de l'ensemble est la nymphe: la nymphe travailleuse et tisserande dans Le canton des cascades, baigneuse en belle saison, et la nymphe compagne et suivante de Diane dans L'Epervier de Diane. Le Canton des cascades est une ode à la vallée du Lison. L'atelier de tissage des nymphes se situe dans les parages de la source du Lison. La Tunique d'Artémis brossera le portrait d'une déesse grecque supposée chaste que les caresses de ses amies ne rebutent pas (c'est un euphémisme!), L'Epervier de Diane brosse le portrait d'une déesse romaine réellement vierge et chaste, incarnant les vertus de la république romaine et se méfiant de la corruption de Rome et de l'empire romain. Cette année, s'agissant de mes travaux d'écriture, je passe donc en effet d'un extrême à l'autre. Mais pas tant que ça en fait car écrire un long poème, cela consiste à savoir coller, enchaîner, nouer ensemble une multitude de vers, certes, mais aussi et surtout à savoir ajuster ensemble de courts passages se complétant à merveille, s'enchaînant à merveille les uns à la suite des autres comme les perles d'un collier. Inutile de vous dire que Diane et Artémis sont des déesses qui ne pleurent pas beaucoup! Bien que souvent couvertes de rosée... Je ne vous fais pas un dessin: Le canton des cascades et L'Epervier de Diane, de par leur ampleur, leur ambition, et surtout de par l'usage nouveau qu'ils font du vers libre classique, constituent deux monuments de la poésie française et européenne de notre siècle. Mais s'agissant du second, il est encore loin d'être achevé! Et j'ai hâte de m'y replonger. Aussi, Delphine, désolé de devoir vous laisser, mais le devoir m'appelle, les déesses n'attendent pas! Les nymphes me manquent! Je suis comme Eschyle, j'aime les nymphes. Nos entretiens me mettent à l'agonie!
Nous ne pouvons pas conclure cette rencontre sur de si belles et si justes paroles. J'aimerais que vous nous accordiez une exclusivité! Les trois derniers tankas de votre production artisanale et champêtre! Et ce en hommage aux trois Grâces! J'imagine que vous écrivez en ce moment, comme le suggère un de vos tankas précités, des tankas de début de l'été!
En effet, oui, et la moisson a été bonne grâce à une météo plutôt pluvieuse! J'espérais bien sûr en écrire au moins une quinzaine, et j'en ai écrit une trentaine! Voici en tout cas les trois derniers! Vous n'êtes pas une nymphe, mais vos désirs sont des ordres quand même! Cela dit, faites attention, Delphine: parfois, les désirs font désordre...
Moucherons volant (5)
Dans la lumière du soir! (7)
Plaisir d'estivant (5)
Etre parmi vous! Visible (7)
Effervescence des jours! (7)
Pendus au bout des brins (6)
De lavande qui oscillent, (7)
Deux, trois bourdons (4)
Qui butinent! Luth sans cordes, (7)
Je n'ai plus besoin de toi! (7)
Vous n'êtes bleuets, (5)
Mais au bord d'un pré dont l'herbe (7)
Vient d'être fauchée, (5)
L'important, n'est-il pas d'être (7)
Sauvage, bleuté, en fleur? (7)