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Hyacinthe (début du poème)


Beaucoup de fois Apollon tomba amoureux.

Mais pour lui comme pour nous les amours heureux

Furent rares et ce fait le rendit perplexe.

Je parle surtout de ceux avec le beau sexe

Car pour les autres je ne suis pas renseigné,

Mais ce poème va peut-être m’éclairer. 

D’où l’intérêt en partie de son écriture.

Je fais bien de me lancer dans cette aventure

De nature à combler un trou dans mon savoir.

Des Muses, ce n’est pas le moindre des pouvoirs.

Apollon le tait bien: plus amours sont heureuses,

Plus séparations et pertes sont douloureuses.

Il faut en passer par là pour être un favori

De l’Amour. Il n’est rien chez lui qui n’ait son prix.

Je constate les faits et j’accepte la chose:

Pour Apollon, un beau garçon fut une rose;  

Une fleur de laurier des bords de l’Eurotas,

Un fleuve que j’ai vu en coup de vent, hélas,

Un fleuve au bord duquel il avait ses entrées

Tel un vrai dieu fleuve. Mais fut bientôt pleurée

Cette fleur qu’il n’eut le temps de voir défraîchir.

Pourquoi Amour choisit un garçon pour offrir 

Une dilection partagée et réciproque

Au dieu? Pourquoi une passion équivoque?

Je n’en sais foutre rien, il choisit au hasard  

Ses cibles, mais quand il s’agit du dieu des arts

Et de la vérité, on peut avoir des doutes.

Retirer son bandeau, qu’est-ce que ça lui coûte?

Quasiment rien ou pas grand-chose à mon avis.

Amour veut scruter comment Phébus réagit

Quand la pointe pénètre l’organe qui ne cesse

De battre et que la vérité parfois oppresse.

C’est encore plus vrai quand elle atteint le dieu

Avec de l’or et un doux poison insidieux. 

Cet organe qui s’écoute et qui interpelle,

Aussi valeureux qu’une petite chapelle,

Ai-je vraiment besoin de mentionner son nom   

Craint et adoré à la fois par la raison?

Amour tient son adresse d’Artémis sans doute.

Passer entre ses flèches comme entre les gouttes

Paraît malaisé qu’on soit un homme ou un dieu.

Pendant des semaines, si Phébus fut radieux,

Ce fut par la seule grâce d’un beau jeune homme.  

Les rais du soleil n’y furent pour rien en somme.

Le soleil dut en rabattre dans le cosmos. 

On passa les rênes de son char à Hélios

Ainsi qu’il advient chaque fois qu’Amour oblige

Apollon à lourder le ciel et ses prodiges.

Je ne sais pas qui est ce on, sans doute Dieu.

Le ciel, je suppose, est alors moins mélodieux 

Car doit en prendre un coup la musique des sphères.

Le Musagète est cloué au sol pour affaires.

Affaires qui tournent souvent court, souvent mal.

Il n’est pas aisé d’aimer un tel animal!

Il y faut pour cela, c’est sûr, un coup de foudre.   

Parfois le dieu Amour il met le feu aux poudres  

Au lieu d’ajuster une flèche du carquois.

Il me semble que cela est moins délicat

Que sentir les effets causés par une pointe.

Aucune incertitude n’y est vraiment jointe. 

On est mis devant le fait accompli quand bien

Même Amour et ses menées ne nous disent rien.   

Des uns et des autres peu importe les charmes,

Amour joue, Amour conserve le choix des armes,  

Et beaucoup de ses victimes en font autant

Ou s’y essaient naïvement un certain temps.

Amour est un enfant: dès qu’un amour l’ennuie,

Il passe à un autre ou le désamour appuie.

Oui, je vais conter une passion de Phébus

Que je ne peux pas attribuer à Vénus

Et qu’au fils d’Aphrodite agissant seul j’impute.  

Mais avant, je veux d’emblée clore une dispute:

Engrosser, mettre un bel adolescent enceint,

Fût-il un Hyacinthe, même un dieu olympien   

Ne pourra pas y parvenir… La chose est dite! 

Je crois que pareille impuissance se médite

Et que seuls des fous trouveront cela curieux.

Le sexe des anges est thème plus sérieux.

Je considère cette parenthèse close,  

Me réjouis des lecteurs qu’elle rendra moroses. 

Déplaire aux dingues fait partie de mes devoirs

Comme mener à bien Les Fables du Lavoir.

Il faut plaire, être doux, s’inspirer des Charites,

Mais seulement avec esprits qui le méritent.

Revenons ici plutôt à notre sujet.

Si la renommée vole d’objet en objet,

La postérité d’Hyacinthe fut toujours moindre

Que celle d’Adonis. Je ne vais pas m’en plaindre: 

J’y vois l’occasion de relever un défi, 

Un de ceux dont je pourrai tirer profit 

Si les Muses n’opposent pas de résistance.

J’imiterai un peu mon maître en cette instance

Pour mettre toutes les chances de mon côté.

Comment croire qu’Apollon ne l’ait pas goûté?  

Adonis vécut sur la douce île de Chypre 

Où il eut le bonheur d’être aimé d’Aphrodite

Beaucoup plus que ne le fut Arès son amant.

Ce chaste amour fut interrompu cependant

Par le mauvais sort et c’est là bien regrettable

Car c’était de loin l’amour le plus remarquable

De la déesse de l’amour et la beauté.  

Sa conscience se refaisait une santé

Grâce à lui. Les amours heureux finissent vite.

On dirait que c’est la vie même qu’ils imitent.

Les dieux mêmes semblent souffrir de ce forfait.

Plus que le bonheur dont le temps est l’imparfait, 

De les cacher il est primordial et nécessaire.

Les jaloux sont de redoutables adversaires.

Moi, j’ai toujours eu du mal à l’imaginer

Chassant en forêt un énorme sanglier, 

Mais si tous les Grecs le racontent, je m’incline    

Ainsi que fit Narcisse sur l’onde cristalline.

Il est très étonnant qu’il faille être chasseur

Pour obtenir l’honneur d’être changé en fleur.  

Je ne vois pas du tout ce qui le nécessite.

Le cochon n’était pas amoureux d’Aphrodite

Et ne jalousait pas Adonis. Néanmoins,

Ce fut un vrai jeu d’enfant ou de marcassin

Pour le sanglier que d’être son assassin.

Adonis mourut et des larmes inédites

Sa mort arracha à la déesse Aphrodite.

Des larmes que nul n’avait vues auparavant.

Cela émerveilla la Grèce et le Levant.

Tout cela fit forte impression sur les mémoires.

C’est pourquoi est toujours grande aujourd’hui sa gloire.

On ne peut songer à la Grèce sans songer

Au bel Adonis qui courtisait le danger

Et pour lequel Aphrodite eut laissé bredouille  

Et ballot son amant sans craindre aucune brouille.

On se souvient de lui bien plus que de la fleur

Rouge colorée par son sang et son malheur. 

Cette fleur, pour rappel, c’est bien sûr l’anémone. 

Hyacinthe en cueillait souvent à Lacédémone

Sans savoir que lui-même on cueillerait un jour.

Adonis a beau embellir le noir séjour, 

Son nom ne cesse de grimper sur toutes les lèvres

Aussi vif et aussi agile qu’une chèvre, 

Comme s’il était un de ces fameux héros

Pour lesquels revenir des enfers ne fut trop.

On pourrait citer Ulysse ou encore Orphée.

Ou bien Hercule Héraclès aux gros bras de fée.

Jean de La Fontaine suivit le mouvement

En écrivant son poème si émouvant.

Je lui emboîte le pas avec mon Hyacinthe. 

Comme nous savons peu de choses sur lui, maintes

Choses je vais pouvoir révéler que ne sut

Ou tut Ovide dans son brillant aperçu.

Les enfants de Sparte n’ont jamais eu la presse

Qu’ils méritent. Ce fait à lui seul m’intéresse 

Car je cultive un petit côté chevalier.  

Plus que la veuve et l’orphelin, c’est l’oublié

Que je défends. Mieux, je le remets à la mode  

Et c’est sur Eubée que je fonderai mon ordre.

On ne croise Hyacinthe que dans certains sous-bois

Où le ciel bleu au printemps un tapis se croit.

C’est en Angleterre que l’on songe à Hyacinthe,

Mais aussi tout autour du golfe de Corinthe.

Apollon l’admire du haut du double mont. 

Jamais Hyacinthe ne lui parut plus profond.

Son nom ne vient pas spontanément à la bouche.

Mieux vaut être aimé de la déesse qui louche 

Ou aimer Narcisse (et ne plus être qu’un cri) 

Quand on a l’ambition de marquer les esprits. 

On aime aussi à ce qu’une mort soit tragique.

Celle d’Hyacinthe le fut sans être héroïque.

Hyacinthe n’a pas fait l’objet de cent récits

Et poèmes, ne fut gâté comme Adonis.  

Or, tous les gens cultivés savent que pour vaincre

L’indifférence honteuse des siècles, le peintre

Doit officier sur le vif ou dans l’atelier,   

Et chaque génération nouvelle initier.

Hyacinthe n’eut guère que les faveurs d’Ovide,

C’est peu et beaucoup à la fois, ça intimide. 

Je m’aventure donc en terrain vierge, dans

Une friche comme diraient les paysans.

Mais Ovide étant passé par là, j’exagère.

Je parlerai donc plutôt ici de jachère,

Et j’appellerai hilotes à mon secours.

Sparte leur doit la fortune de ses beaux jours.

Je m’en voudrais de les chasser de mon poème.

Quand on leur jouait des tours, Hyacinthe était blême

Et tentait ses camarades de raisonner.

C’était courageux: il en était pardonné.

Pindare a dû l’évoquer dans une des odes.

Venir après ces deux-là, je m’en accommode! 

Qui veut passer avec Hyacinthe le printemps 

Doit porter au dieu Apollon un soin constant,

Et l’avoir toujours à l’esprit et à l’étude. 

Il doit laisser tomber cette vieille habitude

Qui consiste à flatter Aphrodite au début

Du poème plutôt qu’à célébrer Phébus. 

Comment croire qu’un long poème sur Hyacinthe

Pourrait le laisser insensible et froid? Si crainte

De déplaire je dois jamais avoir un jour, 

Je crois ce jour venu. Apollon n’est pas sourd.

Il n’a rien oublié d’un amour qui l’agite

Depuis deux bons millénaires et qui mérite

D’être peint dans des vers qu’il pourra approuver.

Son souvenir reste profondément gravé

Dans sa mémoire et perturbe souvent ses rêves.  

Les dieux dorment la nuit, de bon matin se lèvent. 

Apollon (plus que les autres) nous le fait voir. 

Je ne crois pas du tout que ce soit un hasard.  

Il en va des amours partagées, génuines,

Comme des vieux temples et des stades: les ruines

Du passé n’ont pas trop à forcer leur talent

Pour être plus belles que celles du présent.

Daphné, je touche tes feuilles dans la nature

Et dans tous les jardins; tu n’as de sépulture!  

Tu vibres parmi nous et tu embaumes l’air.

L’ombre d’Hyacinthe illumine les enfers!  

De même qu’Orphée songeait à son Eurydice

Quand sa lyre répandait partout un indice

Sûr de sa présence, quand Apollon saisit

La sienne et se met à gratter un air choisi,

Apollon joue de la grande blessure ouverte,

Apollon contemple le gouffre, entend les pertes,

Apollon songe à Hyacinthe plus qu’à Daphné

Avec laquelle ses enfants sont couronnés.

Il saura repérer fausses notes et faiblesses.

Je compte sur les Muses et sur leur adresse, 

Mais aussi sur l’enseignement que j’ai reçu

De mon maître (le plus souvent à mon insu). 

J’imiterai à ma façon il va sans dire

Et en ne me soumettant point à son empire.

Doux empire, il est vrai, qui ne connaîtra pas  

La chute, et qui devrait inciter tous les rois,

Empereurs et autres à taquiner les Muses.

Mais tant mieux au fond si la plupart s’y refusent.

Combien furent, seraient assez intelligents

Pour désirer égaler Charles d’Orléans

Ou Soliman le Magnifique? Un petit nombre. 

C’est assez pour expliquer temps obscurs et sombres.

Ce n’est l’endroit pour m’éterniser là-dessus.  

Que de tout terrien ce soit bien compris et su:

Leurs aptitudes pour les affaires publiques

Ne sont pas plus grandes que leurs dons poétiques.

J’utiliserai même vers, même longueur,

Même sujet: un jeune homme devenu fleur.  

Le style sera mien, donc celui de Patrice.   

Nous laisserons de côté le pauvre Narcisse

Dont on ne sait s’il fut victime de l’Amour

Ou d’une source lui jouant un vilain tour.   

Je ferai en sorte que si jamais Hyacinthe

Se contemple dans une source, il verra peinte

L’image d’Adonis. En tout cas, je ferai

De mon mieux: à de longues veilles je suis prêt.

Diane occupe pour le moment mes matinées.

Elle s’est lancée dans une vaste tournée    

Des montagnes qui l’enchantent. Par-dessus tout  

Je veux en être, et veux la suivre jusqu’au bout

Même si cela doit m'occuper des années.

J’accepterai d’en être la seule traînée!  

(à suivre)